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: 2. Expérience (s).

D’où m’est venue cette émotion lorsque j’ai vu et entendu cet entretien pour la première fois en 1992, au moment de sa diffusion ? En écoutant Daney, l’émotion m’attrapait d’abord par l’oreille grâce au flux de la parole, au rythme des phrases et au grain de la voix. Au-delà du contenu et du sens même, je sentais qu’il y avait une urgence pour lui à nous livrer une expérience. Son expérience. D’où vient qu’en l’écoutant aujourd’hui, nous soyons silencieusement amenés à dialoguer avec lui ? D’où vient qu’en l’entendant c’est à une part de notre propre expérience qu’il nous révèle ?
« Le cinéma n’est pas une technique d’exposition des images, c’est un art de montrer. Et montrer est un geste qui oblige à voir, à regarder. Sans ce geste, il n’y a que de l’imagerie. Mais si quelque chose a été montré, il faut que quelqu’un accuse réception. Bon, il y a eu d’autres façons de passer sa vie avec le cinéma, mais la mienne c’est celle-là (…) » (SERGE DANEY, IN PERSÉVÉRANCE).
C’est à notre condition et à notre attention de spectateur que nous renvoie Daney, à la valeur propre de notre écoute et de notre regard. C’est à cela qu’il nous appelle à croire, sans transiger ; à une certaine éthique de notre regard. Spectateur en état de veille. Sans cynisme. Semblable en cela à la figure du Veilleur au début de l’Orestie d’Eschyle guettant le retour toujours différé d’Agamemnon ou encore à celle de Robinson Crusoé guettant l’apparition d’un navire, d’un animal ou d’un cannibale pendant des jours et des nuits… Spectateur permanent d’une promesse.
C’est ainsi que nous pourrions peindre Serge Daney : celui qui passa une belle part de sa vie à guetter, à veiller les films des autres. Et lorsque la vision enfin apparaît, il est celui qui vient après ; n’écrivant ni ne discourant « SUR » les films mais « AVEC », inventant avec eux un entretien infini. La promesse qu’une vision extraordinaire peut encore et toujours advenir.


« Entre ce qu’on hallucine, ce qu’on veut voir, ce qu’on voit vraiment et ce que l’on ne voit pas, le « jeu » est infini, et là on touche à la partie la plus intime du cinéma (…) » (SERGE DANEY, IN CONFERENCE DU JEU DE PAUME).
Daney incarne véritablement « l’homme-spectateur » comme naguère Edgar Allan Poe rencontra « l’homme des foules ». Cette figure du spectateur, du veilleur au milieu de la foule, m’apparaît comme la question centrale et le motif poétique de notre spectacle. Quel spectateur acceptons-nous d’être ? Quel spectateur désirons-nous être ? Quel spectateur sommes-nous ? Qu’acceptons-nous de recevoir de l’autre ? Qu’est-ce qui se fabrique de soi à partir du lieu de l’autre ?
C’est à notre propre rapport à l’art que nous renvoie Daney. L’art en tant qu’il est du côté du présent et de la vie, c’est-à-dire du côté de l’expérience. On l’opposerait ainsi à son versant patrimonial et muséal, on l’opposerait surtout au cercle fermé des initiés. Il suffit de se souvenir qu’il prend sa source dans notre enfance et qu’un photogramme aperçu en passant à l’entrée d’un cinéma peut changer sensiblement le cours des choses en nous.
Imaginons donc un acteur jouant un spectateur.
« Car qu’est-ce qu’un acteur sinon l’homme d’une passion immémoriale, cette passion d’être un autre qui pré(dis)pose certains d’entre nous à prendre sur eux pour la rejouer l’expérience des autres ? » (DISPARITION DE L’EXPERIENCE ET MARCHE DE L’INDIVIDU, IN LIBERATION, 20 JANVIER 1992)
Je crois que l’art de l’acteur est intrinsèquement lié à sa vie de spectateur quand il n’est pas sur le plateau. Nous n’inventons rien d’autre que ce que nous avons déjà vu, aimé, oublié, aperçu, désiré… Cela ne fait pas appel à une mémoire consciente, mais on voit quel spectateur a été l’acteur, qu’est-ce qu’il a vu, comment il l’a vu, qu’est-ce que ça lui a fait.
Serge Daney est comme un grand frère, une voix proche, un ami jamais rencontré. Souvent, comme acteur nous dialoguons avec des inconnus, des fantômes, précieux et avenants.
C’est comme cela que je voudrais approcher Daney, dans un dialogue. Il ne s’agira pas de l’imiter, de m’identifier à lui au sens où l’on parle de se « glisser dans la peau d’un personnage ».
La schizophrénie de l’acteur m’apparaît toujours assez douce et ludique à partir du moment où s’établit un dialogue avec le rôle, le texte ou l’auteur.
Ce dialogue, on peut le faire sentir, le donner à voir sur le plateau, le faire affleurer afin que s’ouvre un espace entre soi et le texte. Il s’agit donc de jouer avec Daney et non pas à sa place. Jouer, c’est toujours une question de regard, de distance bonne ou mauvaise sur ce que nous devons interpréter. Daney, je le vois à une certaine distance. Pas en gros plan.


« John Ford, Allan Dwan, Yasujiro Ozu, Nicholas Ray ont compté pour Wenders. Des contemplatifs. Des cinéastes de l’émotion, justement. (...)Émotion devant la précarité de l’instant et la beauté farouche du cinéma, capable de nous rendre la scène proche sans qu’il y ait besoin d’approcher la caméra (…) Ce qui sauve Wenders de sa propre facilité, c’est la certitude qu’il doit y avoir une distance (une seule) à partir de laquelle toute chose (homme et paysage) n’apparaît pas seulement comme étrangement « distanciée » mais comme la promesse affectueuse d’un secret (…) ». (SERGE DANEY, IN LIBÉRATION, 20 SEPTEMBRE 1984)
Voilà ce qu’écrit Daney sur Paris-Texas de Wim Wenders. Cette « promesse », ce pourrait être une juste définition du geste à venir.

Nicolas Bouchaud

décembre 2009

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