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: Entretien avec Nicolas Bouchaud

Propos recueillis par Barbara Turquier

Comment est né ce projet ?


Nicolas Bouchaud : J’ai vu Itinéraire d’un ciné-fils l’entretien de Régis Debray avec Serge Daney en 1992, quand il est passé dans Océaniques. J’ai été captivé immédiatement. Je connaissais Serge Daney à travers ses articles dans Libération. Mais ici, j’entendais une pensée se déployer. Le destin d’un art, le cinéma, faisait littéralement corps avec celui d’un homme. Sa pensée fait sentir que penser est d’abord un plaisir. En l’écoutant, on se dit à un moment que le mot « cinéma » pourrait être remplacé par celui de « peinture », de « littérature », de « musique », de « théâtre ». On finit par entendre ce texte comme un regard étonnant et roboratif sur l’art. Et puis quelque chose me touchait plus profondément.
J’avais le sentiment que Serge Daney était resté fidèle à ce rapport qu’il avait eu, enfant, avec le cinéma et que je pouvais partager ça avec lui. Quelque chose me concernait et qui tournait autour de l’enfance et de la transmission.
J’entendais une voix proche, comme celle d’un ami, jamais rencontré. Je sentais que ce « texte » existait pour être partagé.


Êtes-vous cinéphile ? Quel rôle a tenu le cinéma dans votre parcou rs d’homme de théâtre ?


Nicolas Bouchaud : Le cinéma est lié à mon enfance. Dans l’entretien, Serge Daney cite sa mère qui dit : « Oh ! On fait pas la vaisselle, on la f’ra plus tard et on va au cinéma ». Ma grand-mère prononçait à peu près la même phrase, aussi simplement, comme s’il s’agissait d’aller faire un tour en bas de la rue. Cette phrase, je la reconnais comme la formule d’un conte, qui fait naître le désir de l’enfant et son attente.
J’étais fils unique (comme Serge Daney) et j’ai dû penser que chaque film m’était offert comme un cadeau, pour moi tout seul. Les films étaient comme des partenaires de jeu. Et je ne parle pas de grands films. Lorsque j’allais avec ma grand-mère au cinéma de quartier « L’univers » rue d’Alésia, on voyait plutôt des westerns et c’était vraiment de la série Z, pas du John Ford.
J’avais un rapport affectif avec le cinéma. Ensuite, j’ai étudié le cinéma comme on étudie un art, mais à travers Serge Daney c’était vraiment ce retour à l’enfance qui me captivait. « Quels sont les films qui ont regardé notre enfance ? » selon la très belle formule de Jean-Louis Schefer. Pour ce qui concerne la pratique du théâtre, mon amour du cinéma joue de façon tout à fait inconsciente et donc très active. Je ne saurais, ni ne voudrais mettre de mots dessus.


Comment avez-vous opéré le transfert du film au théâtre ?


Nicolas Bouchaud : Éric Didry, le metteur en scène du spectacle, a commencé par retranscrire la parole de Serge Daney, en prenant bien soin de ne pas lui enlever son caractère d’oralité. Il a retranscrit toutes les hésitations, les contractions de mots ou les phrases qui restent en suspens.
Serge Daney par exemple ne fait aucun point. On s’est donc retrouvé avec un texte « écrit » assez bizarre qui ressemblait un peu à une langue étrangère. Mais qui n’était pas si éloigné de ce sentiment d’étrangeté qu’on peut avoir en lisant Claudel, Shakespeare ou Racine.
Nous avons décidé avec Éric et Véronique Timsit (collaboratrice artistique) de supprimer les questions posées par Régis Debray. Nous avons enlevé toutes les références à la forme même d’un « entretien ». Je me retrouvais donc seul sur scène sans interlocuteur. Cela nous a poussés à être plus inventifs sur la forme théâtrale à trouver.
Ensuite je pars de ce que je crois connaître du travail de l’acteur avec un texte. Comment s’approprier une parole afin que cette parole puisse s’énoncer et se renouveler dans le présent de chaque représentation. Comment repérer les passages d’un texte qui sont par eux-mêmes une mise en situation, une mise en abîme de l’exposition d’un acteur face à un public. Tous les grands écrivains du répertoire utilisent à un moment ce truc là. De façon surprenante, on trouve dans la parole de Serge Daney beaucoup de phrases qui sont déjà des indications très concrètes pour l’acteur. Par exemple, il dit dans le film, en s’adressant à Régis Debray : « Quand les gens viennent me voir comme aujourd’hui, ça peut pas être moi qui les intéresse sinon ils se seraient intéressés plus tôt, donc c’est ce que je représente… ». Lorsque je prononce cette phrase sur le plateau, elle parle de ma propre situation d’acteur face à des gens qui sont venus m’écouter.
Moi aussi je suis en train de représenter quelque chose. Je représente la parole de quelqu’un. C’est une phrase qui ramène du présent dans la représentation. Au théâtre, on sait qu’on partage le même temps que le spectateur. Ça c’est un outil du théâtre que ne partage pas le cinéma. Au cinéma, on enregistre l’instant présent une fois pour toute. Au théâtre, il faut le ré-enchanter sans cesse.


Avez-vous suivi l’ordre imposé par l’entretien ?


Nicolas Bouchaud : On a suivi l’ordre chronologique. C’était très important. À l’époque, malade du sida, Serge Daney connaît l’imminence de sa mort. Nous sommes face à quelqu’un qui éprouve la nécessité de nous transmettre quelque chose en repassant par plusieurs étapes de sa vie. Serge Daney ne parle pas de sa propre vie pour nous l’exposer mais pour élucider une part de ce qu’il a vécu. C’est proche d’une démarche analytique. C’est une parole qui se construit à vue. Il y a des fulgurances de la pensée qui se créent par association d’idées.
En écoutant Serge Daney, une autre image me vient : c’est celle de l’Odyssée, dans le style d’Homère. L’Odyssée c’est la tentative de rentrer chez soi en ayant vécu une série d’aventures extraordinaires. On passe par différentes étapes, par différentes stations. D’abord l’enfance, puis la cinéphilie, puis un récit de voyage, etc. Chaque texte est comme un pays sur le chemin du retour et finit par dessiner une sorte de cartographie de la parole. L’idée de cette traversée était importante. Retraverser sa vie c’est aussi une façon de rattraper son retard sur un scénario qui a commencé avant nous ; c’est la situation dans laquelle se trouvent James Stewart dans Autopsie d’un meurtre et Cary Grant dans North by Northwest. Peu à peu, ils s’approprient un scénario qu’ils ne maîtrisent pas pour en faire leur histoire. Deux acteurs et deux films, formateurs pour Serge Daney.


Cela crée-t-il un rapport particulier avec le spectateur ?


Nicolas Bouchaud : Le rapport avec le spectateur est direct. C’est lié à la façon dont Serge Daney convoque notre écoute et à la façon dont il nous inclut dans sa parole. C’est le rapport à l’ « autre » qui sous-tend toute la pensée de Serge Daney. C’est pour ça qu’en l’écoutant, on se sent fortement exister. Jacques Rivette disait que Serge Daney était fondamentalement un homme de conversation. Il se définissait lui-même comme un « griot ».
Sur le plateau, on crée une « conversation » suffisamment ouverte pour que les gens puissent voyager, cheminer à leur guise, rêver, (re) voir des choses et avoir envie de parler aussi. Ce n’est pas une conférence. Serge Daney était lui-même le spectateur des films des autres. Sur le plateau, je suis donc comme le miroir des spectateurs assis dans la salle.
Mais Serge Daney n’était pas non plus un spectateur comme les autres. Il se définissait aussi comme un « passeur » entre les œuvres et le public. Et moi qui suis un acteur, je joue un rôle similaire. L’acteur est celui qui « passe » un texte au spectateur. « Faire la bonne passe », terme analytique, érotique et sportif. Je crois que l’art de l’acteur est intimement lié à sa vie de spectateur.
Moi, je n’invente rien d’autre que ce que j’ai déjà vu, aimé, oublié, aperçu, désiré… Cela ne fait pas appel à une mémoire consciente, mais on voit toujours quel spectateur a été l’acteur.


En quoi cette parole est-elle théâtrale ?


Nicolas Bouchaud : Toute parole sous-tendue par une ligne de passion forte peut créer un état de jeu pour l’acteur. Lorsqu’elle est dite à haute voix, on fait le pari que cette parole est partageable avec ceux qui sont venus l’écouter. Par ailleurs, j’ai toujours l’impression que les métaphores utilisées par Serge Daney pour parler des films ont un rapport avec le théâtre. D’un point de vue dramaturgique, le texte de l’entretien contient en lui-même beaucoup de formes différentes.


Les

formes hybrides produisent du jeu, pour moi. Le style de Serge Daney est un mélange des genres, une torsion du langage oral. Des emprunts sont faits aux concepts de la psychanalyse, de la politique, au style de la chronique, du pamphlet, du récit et de la langue courante. Plusieurs formes sont à l’œuvre et créent la vie du texte. Cette idée de forme hybride joue aussi pour l’ensemble de notre spectacle, puisqu’il s’agit de parler de cinéma sur un plateau de théâtre.


Comment avez-vous abordé la scénographie ?


Nicolas Bouchaud : Il n’y a pas de quatrième mur car comme dit Serge Daney : « Le théâtre c’est le vrai espace public ». La parole contient en elle-même un espace extraordinaire. L’acteur vient et parle aux gens très simplement, comme un conteur.
Nous voulions qu’il y ait un rapport avec l’image. Pour créer un dialogue entre le théâtre et le cinéma, je pense qu’il faut s’appuyer sur leurs différences.
L’utilisation de l’image projetée au théâtre est une chose devenue courante, mais qui est empruntée au vocabulaire cinématographique. Pour moi ça n’a rien d’évident de projeter des images au théâtre.
Mais c’est en ayant conscience de cela qu’on peut trouver un terrain de jeu entre l’image et le plateau, à condition de regarder les images projetées comme quelque chose d’incongru et d’étonnant. On cherche un moyen de les accueillir. C’est toujours la question de l’Autre, comment lui faire une place. Elise Capdenat, la scénographe, a imaginé un objet qui ressemble à une grande page blanche posée sur le plateau. Cet objet ne ressemble pas à un écran, mais il peut devenir une surface de projection. Avec Daney, la tentation aurait été de projeter des extraits de films. Mais l’idée de la présence d’un seul film s’est imposée très vite ; comme si ce film était à lui seul, toute l’histoire du cinéma. On a choisi Rio Bravo d’Howard Hawks. C’est un des films préférés de Serge Daney et c’est aussi un de mes films préférés. Toujours en pensant à l’enfance, c’était le rapport affectif avec l’image qui nous intéressait.
On a pris Rio Bravo et on a essayé d’en faire quelque chose qui ait du sens sur un plateau. En projetant le film, j’ai essayé d’improviser, d’inventer des séquences avec les extraits. J’ai essayé de faire partie du film, d’être dans le film, comme dans un jeu d’enfant. Je cherchais un rapport sensuel avec l’écran. Manuel Coursin a imaginé des interactions possibles entre moi et le son, le bruitage et la musique de Rio Bravo. Nous voulions que l’image et le son aient une incidence sur le corps de l’acteur.


Daney disait que le cinéma marchait sur deux jambes, une populaire et une plus élitiste. Diriez-vous la même chose du théâtre ?


Nicolas Bouchaud : Il disait surtout que le cinéma était né comme ça, sur ces deux jambes-là.
Le cinéma vient aussi bien du cirque, du cabaret, que de l’avant-garde. Oui, je pense qu’on peut dire la même chose pour le théâtre. Shakespeare est à la fois populaire et élitiste, de même qu’Euripide ou Molière… Et il y a la fameuse phrase d’Antoine Vitez : « Un théâtre élitaire pour tous ». Ces affirmations n’ont de sens que si on les replace dans leur moment historique. La cinéphilie de Serge Daney, celle des années 1950-1960, a pu faire se croiser les formes « populaires » et « artistiques ».
La force de cette cinéphilie a été de mettre en rapport des formes un peu méprisées comme le western, la comédie musicale, avec une mémoire du cinéma visible grâce à la Cinémathèque, créée par Henri Langlois. Telle série B, filmée par Fritz Lang ou Nicholas Ray, pouvait faire l’objet d’une appropriation multiple par des publics hétérogènes, aussi bien en haut qu’en bas de la société. C’est comme cela qu’est née « la politique des auteurs » dont Serge Daney est le « ciné-fils », comme une forme de refus de la culture officielle. La culture se devait d’être une promesse, celle « de faire l’expérience des œuvres, pas simplement l’apprentissage d’un savoir ».


Mais « la politique des

auteurs » n’existe plus, ni le théâtre du Globe de Shakespeare. Nous sommes dans un autre moment de l’Histoire. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr que le cinéma et le théâtre marchent encore sur leurs deux jambes. Aujourd’hui tel film ou tel spectacle se présente à nous comme marqué culturellement et esthétiquement pour tel ou tel public. Même les acteurs finissent classifiés comme « acteur de cinéma », « acteur de théâtre subventionné », « acteur de théâtre privé », « acteur de télévision », « acteur-performeur »…


Quelle est la « loi du marcheur » ?


Nicolas Bouchaud : Un jeu de mot. Une expression que j’ai volée à Jean Douchet dans un texte où il parle de Serge Daney. La loi du marcheur, c’est l’invention du temps : « Et moi qui suis un marcheur, j’ai la mémoire du marcheur, je me souviens d’un film plan par plan (…) Tout ce que j’ai écrit, c’est de l’ordre du carnet de route » dit Serge Daney. Quand on marche, on a la sensation d’un temps qui se transforme. Après quelques heures de marche, on découvre un temps à soi, pour soi. Serge Daney disait que ce que voir des films lui avait donné, c’était l’invention du temps. Inventer un temps à lui dans lequel il puisse vivre.
Parler de l’invention du temps sur un plateau de théâtre, c’est s’interroger sur l’art de l’acteur. Exister sur un plateau, c’est inventer une durée à soi, mais partageable avec d’autres. Combien de temps vais-je durer sur un plateau de théâtre ?
Combien de temps vais-je capter l’attention du spectateur ? C’est la question de la présence. On parle souvent de la « présence des acteurs » sur scène ou au cinéma. Mais dans « présence », il y a « présent ». De même que dans « représenter », il y a l’idée de « remettre au présent ». C’est bien une question de temps qui se pose pour l’acteur.
Comment densifier le présent ? Comment faire voir ou revoir un texte ? Lorsque je parle de « l’invention du temps » dans le spectacle, nous sommes au cœur de notre sujet. Au point de rencontre d’une pensée sur le cinéma et d’une pratique du théâtre.


Avec Daney , on passe de l’atmosphère étouffante de la F rance des an nées 50 à l’esprit de Libération. Avez-vous lu ce texte comme une réflexion sur l’histoire récente de la France ?


Nicolas Bouchaud : Ce n’est pas tant une réflexion sur l’histoire qu’une traversée picaresque de l’histoire. À la manière de Don Quichotte ou de Tristram Shandy. Cette traversée historique m’intéressait évidemment. Ce qui m’intéresse en écoutant Serge Daney, c’est la façon dont le cinéma a eu, pour lui et pour sa génération, une valeur de témoignage. À la suite d’André Bazin, Serge Daney a pu affirmer que le cinéma était un art réaliste qui, en montrant l’inhumanité, pouvait nous en prévenir. Hiroshima, mon amour, Nuit et brouillard ou Rome, ville ouverte sont des moments cruciaux, à la fois dans l’histoire de l’art et dans l’histoire tout court. Ces chocs esthétiques sont inséparables d’une prise de conscience historique et politique. Au moment de l’entretien en janvier 1992, le Front National est très haut dans les sondages.
Aujourd’hui, il remonte à nouveau. Il a même quelques représentants au sein du pouvoir en place. Quand je dis dans le spectacle : « Moi j’ai cru que l’humanité était gagnée, l’unité de l’espèce humaine était gagnée, le racisme était ridicule, aujourd’hui je pense que tout ça nous sera reposé. », cela agit comme une piqûre de rappel.


  • Propos recueillis par Barbara Turquier
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