theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Un »

: Entretien avec Mani Soleymanlou

« Le spectacle a commencé le jour où l’Iran m’a été arraché »

Bernard Magnier : Pouvez-vous nous racon- ter la naissance de ce spectacle ?


Mani Soleymanlou : Le spectacle est né suite à une soirée au Théâtre de Quat’Sous à Montréal où j’étais invité à parler de mon pays de naissance. La soirée avait pour but de « découvrir un artiste québécois issu d’un milieu culturel»... Sous forme de carte blanche, je devais permettre aux specta- teurs qui allaient être présents de «décou- vrir un artiste québécois », moi, « issu d’un milieu culturel », l’Iran. Donc devant une cinquantaine d’amis et collègues, j’ai lu, tout simplement, debout à un lutrin, un texte sur ce pays auquel j’étais si souvent associé, en occurrence, mon pays de naissance. Cette soirée-là, j’ai lu, sans vraiment le savoir, la première version de ce qui aujourd’hui est devenu UN.


Mais j’ai la forte impression que le spectacle est réellement né bien avant. Une sorte de long prologue dont je ne réalisais pas l’existence jusqu’à très récemment, un spec- tacle qui a commencé à prendre forme le jour où mes parents ont pris la décision de quitter l’Iran, le jour où l’Iran m’a été arraché.


Au préalable vous aviez déjà « fréquenté » les théâtres, quelle a été votre première fois en scène ?


J’avais douze ans, à Toronto, lorsque je suis monté en scène pour la première fois de ma vie, et j’ai eu le privilège de jouer Gaston, le méchant dans La Belle et la Bête de Walt Disney, à l’occasion du spectacle de n d’an- née interprété par les plus vieux de l’école! J’ai eu un malin plaisir à jouer ce méchant ne sachant pas ce que la vie allait me réser- ver par la suite.
Quelques années plus tard, à l’âge de seize ans, j’ai été invité par le professeur de théâtre de mon école secondaire à faire partie de la troupe de théâtre de l’école! Grâce à ce même prof, j’ai appris l’exis- tence de l’École nationale de Théâtre du Canada. Suite à mon secondaire et un passage à l’université où j’ai obtenu mon Baccalauréat en théâtre, j’ai tenté ma chance à l’École nationale, j’y suis entré, et me voilà devenu maintenant, un acteur professionnel, vingt ans après avoir enfilé le costume de Gaston !


Comme spectateur avez-vous quelques « grands » souvenirs ?


Je me souviens de ma première expé- rience comme spectateur au théâtre. La pièce s’intitulait Jeune homme cherche femme désespérément ! Une grosse comé- die un peu vulgaire. J’avais seize ans, assis dans le noir parmi des centaines d’autres étudiants de notre école, la musique part, le rideau se lève et là je n’en crois pas mes yeux, je vois l’intérieur d’une maison sur scène ! Tout y était : porte, canapé, cadre sur les murs avec photos, une table, avec des fruits, etc. J’étais émerveillé de voir que l’on pouvait recréer « la vie » sur scène de façon si juste et précise. J’ai ri pendant une heure et demi sans arrêt en me disant que j’avais bien hâte de me retrouver moi aussi, là sur scène, et de raconter « la vie ».


Et il y eut UN...


Je suis monté pour la toute première fois sur scène avec UN au festival OFFTA (le OFF du Festival TransAmériques) à Montréal en 2010. J’ai présenté une version de travail, en me disant que j’allais éventuellement retravailler cette version, pour en faire un « vrai » spectacle. Suite à cette série de représentations, j’ai retravaillé le tout à l’automne 2010, lors d’une résidence offerte par le Théâtre du Grand Jour. La résidence m’a permis de réaliser que la version origi- nale était la bonne et j’ai décidé de ne surtout pas défaire ou modi er tout le boulot initial. Le spectacle que vous verrez est nalement le même que cette « version » présentée en 2010.


On rit beaucoup dans votre spectacle. L’humour y est très présent. Est-ce une approche qui s’est imposée dès le début de l’écriture ?


Pour moi l’humour est absolument nécessaire pour le spectacle. Je sentais le besoin de traiter de l’Identité (un sujet qui peut parfois être épineux) avec humour parce que sinon je n’arrivais pas à me croire moi-même ! Je ne pouvais pas prétendre en parler autrement. L’humour s’est imposé malgré moi.


L’humour et le rire sont des «outils» efficaces pour mieux (se) faire comprendre...


Effectivement. Pour moi, le rire permet, installe, une détente qui par la suite apporte une réceptivité peut-être plus aiguë, plus libre. En jouant constamment avec le rire, en faisant constamment des allers-retours entre le rire, la dérision, et le « drame », je sens pouvoir mieux me faire comprendre et ainsi pouvoir donner le poids nécessaire aux passages qui se veulent moins drôles. D’ailleurs, je ne m’en cache pas, cet humour devient clairement un procédé, un outil, ce qui au début était très drôle devient de plus en plus amer, acide, ce rire qui permettait une détente en début de spectacle devient presque une échappatoire pour le person- nage sur scène.


Un état d’esprit que vous adoptez à la scène comme... à la ville ?


Parfois. Avec UN, cet état d’esprit est peut- être mis sous la loupe, amplfié, théâtralisé ! Ceci dit, je pense qu’il est important de par- fois prendre du recul et de voir une situation, un problème, la vie, avec un regard autre, avec humour, avec légèreté. Cela me per- met de prendre la distance nécessaire a n de mieux apprivoiser ma vie, de mieux la comprendre.


Peut-on rire de tout? Peut-on faire rire de tout ?


Ultimement oui, mais pas n’importe com- ment. Je pense qu’il est important de faire attention à comment ce «tout» est traité. Comment on rend la chose drôle, ce que cela implique, pourquoi on la rend drôle, pourquoi on choisit l’humour pour en traiter. Dès lors, l’Artiste doit, d’autant plus, être conscient de la responsabilité qui vient avec cette liberté d’expression. L’Artiste doit être à l’écoute de la société à laquelle il s’adresse et il doit s’ajuster lorsque son discours fait autre chose que faire rire, si son but premier et ultime est de faire rire...


Le choix d’être seul en scène... Une évidence ? Un choix après avoir envisagé d’autres possibilités ?


Une évidence! Bien honnêtement, je n’ai jamais envisagé la présence d’autres inter- prètes sur scène. C’est un choix qui s’est fait très naturellement vu la nature autobiogra- phique de la pièce. Je pense aussi que je ne suis pas réellement seul en scène, que le public a un rôle très important. L’absence quasi totale du quatrième mur permet une relation directe avec le spectateur, ce qui fait de lui, en quelque sorte, un interlocuteur, l’autre personnage.


Par contre, je songe parfois à la possibilité de faire jouer UN par un autre. Je jongle avec l’idée que cette histoire-là, la mienne, devienne une partition, que Mani devienne un personnage à part entière.


La confrontation à la scène et au(x) public(s) a-t-elle modifiéé le texte ? En quel sens ?


La confrontation n’a pas modi é le texte. Cependant, depuis 2009, certaines choses ont changé et moi aussi. Le Mani du texte de 2009 n’est plus le Mani qui sera sur scène au mois de mars. Je dois donc, légèrement, modi er le texte sans enlever sa nature profonde. La deuxième partie du texte, de nature plus politique, fortement in uencée par les élections contestées de Mahmoud Ahmadinejad en 2009, a dû être actualisée. Depuis, les Iraniens et Iraniennes ont eu la chance de retourner aux urnes. J’ai donc dû rajouter un peu de texte, clari ant la situa- tion politique iranienne actuelle.


Jouez-vous exactement de la même façon à Montréal et à Paris ?


Oui... sauf quand il y a des Iraniens et des Iraniennes dans la salle. Un stress s’empare de moi, un stress que j’arrive à contrôler, mais pas à comprendre. Une sensation de non-légitimité, comme si je n’avais peut-être pas le droit de parler pour ce peuple, pour ceux et celles qui y vivent encore, ceux et celles que je juge « sans liberté ».
Ce stress change sensiblement le ton du spectacle. Un changement que je ressens mais qui n’est pas visible pour le spectateur. Le spectacle perd légèrement de sa simplicité, le ton devient parfois plus grave, parfois plus colérique. C’est un sentiment que je commence à bien contrôler, mais il m’a fallu plusieurs représentations afin de comprendre comment ce stress modifie le spectacle.


Diriez-vous que votre spectacle est un spectacle « pour se dire » ou un spectacle « pour témoigner » ?


Un spectacle pour se dire... je pense. Oui, le spectacle est autobiographique, mais j’ai l’impression qu’il y a un recul que le « dire » permet. Oui, c’est mon histoire, mais je pense que la dire, la raconter, permet une distance entre moi et le personnage de Mani, entre le vrai Mani et son double. Ce recul est selon moi très important a n de permettre au texte de respirer et de résonner.


Le spectacle aurait-il pu naître à Ottawa? À Paris ?


Peut-être, mais il m’a fallu un passage au Québec pour éveiller en moi toutes ces ques- tions-là. Le Québec, de par son passé, porte en lui cette question identitaire. Le regard du Québécois envers « l’autre » m’a, en quelque sorte, poussé à me comprendre, à mieux me définir a n de permettre à l’autre de mieux me comprendre.


Auriez-vous pu faire ce spectacle n’importe où ? Dans n’importe quelle langue ?


Let’s go ! N’importe où ! Plus je voyage avec ce texte, plus je comprends sa nature universelle. Je n’aurais pas dit ça il y a quelques années, mais je commence à comprendre que ce que je pensais être mon histoire nit par résonner énormément chez «l’autre», peu importe les origines de la personne qui m’écoute, que ce soit dans le Grand Nord canadien ou bien à Paris. La question identitaire qui est à la base de UN, de mon tra- vail, est un sujet brulant qui traverse les frontières. La seule place où je ne pense pas pouvoir jouer? L’Iran. Mais qui sait, peut-être un jour...


Parmi les artistes que vous appréciez quels sont ceux que vous considérez comme des «phares» ? Qui ont, à des titres divers, influencé votre travail d’écriture? Votre travail scénique ?


Il y a beaucoup d’artistes québécois qui m’ont in uencé. J’ai eu la chance de tra- vailler, de rencontrer et d’admirer le travail de beaucoup d’artistes que je respecte. Je peux en nommer quelques-uns : Brigitte Haentjens, Claude Poissant, Alice Ronfard, Wajdi Mouawad, Jérémie Niel...et il y a des artistes dont j’admire l’énorme talent tels Joël Pommerat et Ivo Van Hove.


Je dirais qu’il y a quelque chose dans la permission que Wajdi Mouawad s’est donnée de raconter son passé, de mettre en scène cette région-là du monde qui me touche beaucoup et qui m’a permis de comprendre que c’était possible. Dans le milieu théâtral montréalais, peu nombreux sont les artistes d’origine étrangère qui réussissent à faire le métier. Wajdi nous a, en quelque sorte, ouvert la voie et a changé la palette de couleur du milieu théâtral québécois.


Après toutes ces escales, lorsque vous dites « chez moi » de quel lieu parlez-vous ?


Montréal... pour l’instant !


Quelles relations entretenez-vous avec l’Iran ? Y allez-vous régulièrement ?


J’entretiens une relation amour-haine avec l’Iran. J’y suis allé il y a seize ans et jamais depuis.
Il y a une partie de moi qui souhaite un jour y retourner et une partie de moi qui a peur d’être déçue. J’entretiens sur- tout une relation basée entièrement sur mes souvenirs d’enfance. J’aurais peur de briser l’image que j’ai de cet Iran que je connaissais quand j’étais plus jeune. J’ai peur d’y aller et de me sentir étranger même dans mon pays de naissance.


Avez-vous des liens avec les artistes ira- niens contemporains ?


J’ai très peu de liens avec les artistes iraniens contemporains. Dans le milieu théâtral québécois, il n’y a en a pas. J’ai eu la chance de rencontrer, lors des représen- tations de UN à Montréal, quelques artistes iraniens que je ne connaissais pas avant. Je dois dire qu’honnêtement, non seulement je n’en connais pas, mais je ne cherche pas non plus à faire un lien avec des artistes iraniens contemporains. Peut-être si j’en côtoyais plus...


Quel regard portez-vous sur le travail de Marjane Satrapi ?


Marjane Satrapi a su mettre en image l’esprit d’une bonne partie de la diaspora ira- nienne. Ce qu’elle a fait pour nous, Iraniens errants de l’Iran, est énorme. Elle nous a permis de voir notre histoire. Grâce à son art, elle a pris la parole pour des millions d’Ira- niens et d’Iraniennes, et a également montré au reste du monde ce qu’a vécu un peuple.


Pour ma part, je sais que UN est en quelque sorte MA version de Persépolis, qu’inconsciemment, le travail de Satrapi m’a permis de trouver le ton juste et personnel afin de mettre en scène cette histoire qui est la mienne.


Qu’en est-il du cinéma d’Abbas Kiarostami ou de Mohsen et Samira Makhmalbaf ?


Malheureusement, je dois dire que je connais très peu le cinéma iranien, la musique iranienne, la poésie et la litté- rature iraniennes. Je ne m’y suis jamais intéressé. Je commence à peine à ef eu- rer cette culture-là qui est quelque part la mienne, mais qui est en même temps si loin de moi.


Et pour finir une question qui m’a été dic-tée par un vieil épistolier... « mais comment peut-on être... Mani » ?


Je pense profondément que la quête est plus importante que l’« être ». Le « comment» est plus précieux que le résultat. On n’est jamais, on ne fait que devenir.


propos recueillis en décembre 2013

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.