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Médée-Matériau

mise en scène Sophie Rousseau

: Matériaux pour l’analyse

Le mythe de Médée


L’histoire de Médée se rattache à la légende des Argonautes. Quand ceux-ci débarquèrent sur le littoral du Pont, en Coichide, pour conquérir la Toison d’or, ils se heurtèrent à l’hostilité du roi Aiétès, gardien du précieux trésor. Cependant ils reçurent l’appui de Médée, la fille du roi, qui s’était éprise de Jason. Experte en l’art de la magie, la jeune fille donna à son amant un onguent dont il devait s’enduire le corps pour se protéger des flammes du dragon qui veillait sur la Toison d’or. Elle lui fit aussi présent d’une pierre, qu’il jeta au milieu des hommes armés, nés des dents du dragon : aussitôt, les guerriers s’entretuèrent et le héros put s’emparer de la Toison. Pour remercier Médée, Jason lui accorda le titre d’épouse. La magicienne s’enfuit alors avec lui, et, afin d’empêcher Aiétès de les poursuivre, elle tua et dépeça son frère Absyrtos, dont elle sema les membres sanglants sur sa route. Parvenue à Iolcos en Thessalie et reçue en grande pompe, par amour pour Jason, elle se livra à toutes sortes de crimes. Ainsi, elle incita les filles de Pélias, sous prétexte de le rajeunir, à tuer leur père, à le découper en morceaux et à le jeter dans un chaudron d’eau bouillante. Aussi, chassés par Acaste, le fils de Pélias, les deux époux se réfugièrent à Corinthe, où Médée donna le jour à deux fils, Phérès et Merméros. Au bout de quelques années de bonheur, Jason abandonna Médée pour Créüse, la fille de Créon, roi de Corinthe. Répudiée et bafouée, Médée médita une vengeance exemplaire. Elle offrit à Créüse une tunique qui brûla le corps de la jeune épousée et incendia le palais ; puis elle égorgea ses propres enfants.
Après ces crimes, elle s’enfuit à Athènes sur un char attelé par deux dragons ailés, et épousa le roi Egée, dont elle eut un fils. Bannie par Thésée, qu’elle avait vainement tenté de faire périr, elle retourna enfin auprès de son père en Colchide et, selon une tradition, descendit aux champs Elysées, où elle s’unit à Achille.


Florence Dupont : La révolution ontologique de Médée


Il faut rendre à la tragédie sa grandeur et son étrangeté, car la tragédie romaine avait vocation de faire voir l’invisible, de réaliser l’impossible, de rompre avec le vraisemblable et l’humain. Dans la tragédie romaine, en effet, le crime de Médée, bien loin d’être la conséquence de son caractère d’épouse et de mère, est au contraire une façon de rompre avec sa condition. En basculant du côté des monstres, elle annule le temps, redevient une petite fille - uirgo - qui n’a eu ni mari ni enfant, une princesse innocente et vierge dans le palais de son père. En même temps qu’elle annule le temps humain et quitte par là-même sa condition humaine d’épouse répudiée, Médée trouve place parmi les figures de la mythologie, elle devient à jamais l’héroïne qui a brûlé Corinthe et échappe aux soldats en s’envolant dans le char du Soleil. Médée monstrueuse est à la fois cruelle et inhumaine, triomphante et surhumaine, hors du temps et dans l’éternité.
Le crime et le triomphe sont ici inséparables, tous les deux construisent le récit tragique. Pas plus que l’envoi de Médée, l’infanticide ne relève du vraisemblable et du psychologique. La tragédie romaine ne renvoie pas les hommes à eux-mêmes par la médiation des personnages, elle n’offre pas à l’humanité le miroir de ses passions mais entraîne les spectateurs loin d’eux-mêmes ; à la suite des personnages dont ils partagent les émotions surhumaines, ils sortent des limites imposées à l’humanité par le temps et sa finitude.
La tragédie permet, en effet, au personnage principal d’accomplir une révolution ontologique, car un personnage n’a d’autre identité, d’autre caractère que son nom, Médée, c’est-à-dire son masque, persona : Medea atrox, "Médée au visage sombre et sauvage". Ce nom est le point d’articulation entre son rôle humain et son personnage de monstre c’est sous ce nom que la nourrice l’interpelle, c’est son identité sociale qui lui permet d’être destinataire et destinatrice dans les dialogues, mais c’est aussi le nom de l’héroïne mythologique, le sujet d’une histoire fabuleuse présente dans toutes les mémoires, l’objet de nombreux récits. Médée humaine au début de la tragédie, pleurant son impuissance à lutter contre le malheur, deviendra Médée inhumaine et surhumaine, savourant sa victoire audessus des flammes de l’incendie, sur un Jason terrassé de douleurs.


La cruauté de Médée


Le triomphe de Médée qui s’accomplit dans la coïncidence du personnage avec son masque et son épithète mythologique - atrox - n’est pourtant pas celui de la sauvagerie comme on pourrait trop vite le croire. Médée ne sombre pas dans une animalité instinctive ou une brutalité primitive, ce qui est impensable à Rome car les Romains ne pensent pas le genre humain comme une espèce animale aux moeurs civilisées. Chez l’homme la culture ne polit pas une nature, elle le constitue dans son humanité. Autrement dit, nous dirions en termes contemporains que pour les Romains l’homme est culturel de part en part, qu’il est naturellement culturel. Il n’y a pas à Rome d’homme ni de femme sauvage, pas d’homme ni de femme qui ne vive en société. Quoi qu’elle fasse, Médée reste un être culturel, humaine ou inhumaine.
Il y a une différence de nature entre les hommes et les animaux, comme ily a une différence de nature entre les hommes et les dieux. Cette discontinuité est sans cesse réaffirmée par un rituel religieux central dans toute l’antiquité, le sacrifice sanglant, où un animal domestique est égorgé, découpé, puis cuit, afin d’être partagé et consommé par les dieux et les hommes sur des modes différents. Le sacrifice définit les trois instances organisatrices du monde : le divin, l’humain et l’animal. En résumé, il attribue aux hommes la nourriture cuite, la mortalité, le mariage, la sédentarité, la vie en société, ce que les anthropologues appellent "la vie cuite" ou cultivée, la "vie crue" ou sauvage étant l’apanage des animaux, et l’immortalité le propre des dieux.
De ce fait, d’une façon générale, si les Anciens, qu’ils soient poètes ou philosophes, racontent l’origine des hommes sur bien des modes, jamais ils ne font descendre les premiers hommes d’une espèce animale. Pour Hésiode, les hommes se sont séparés des dieux après la "faute" de Prométhée qui a voulu tromper Zeus au cours d’un sacrifice ; chez Ovide, les hommes naissent de pierres jetées par Pyrhra et Deucalion après le déluge. Et même chez Lucrèce l’épicurien, en qui certains voient le père fondateur de la pensée moderne (sous prétexte qu’il a exclu de sa philosophie toute référence mythique), les premiers hommes naissent de la terre, comme des plantes. Lucrèce réutilise ainsi le modèle végétal, toujours présent à Rome quand il faut représenter la reproduction humaine, aussi bien quand les Romains parlent de leur généalogie sous forme d’arbre, de souche et de rejetons, que quand ils assimilent la sexualité conjugale à un labeur.
Par conséquent, si l’homme est bien du côté de l’animal, en tant qu’être animé, doué de vie et de mobilité - en grec zoon - grâce à son souffle vital, anima, par opposition aux arbres, aux plantes et aux pierres, il n’en est pas pour autant une sorte d’animal supérieur, une bête humaine, spontanément sauvage, avec la civilisation en plus. La civilisation est première, et c’est elle qui produit et reproduit les hommes. Il ne suffit pas de naître pour être un homme, il faut être pris en charge par une collectivité humaine, reconnu et élevé par un père, un parent mâle ou un maître, qui vous assignera une place parmi les hommes. Les hommes sont issus d’une reproduction sociale dans laquelle s’insère la reproduction biologique, qui par elle-même ne suffit pas.
C’est pourquoi l’antiquité ne conçoit pas plus un homme sauvage qu’une espèce humaine évoluant au cours d’une histoire collective qui la mènerait d’une animalité brutale dont elle sortirait progressivement, vers une humanité idéale et parfaitement civilisée.
C’est pourquoi Médée infanticide et criminelle n’est pas agie par une violence sauvage et incontrôlée qui serait la négation de la civilisation. Le monde des monstres n’est ni celui des hommes ni celui des animaux, pas plus que celui des dieux, c’est un autre monde organisé par la culture, mais une culture inversée par rapport à la culture humaine, culture que nous appellerions volontiers une culture de la cruauté. La haine y remplace l’amour, la mort y remplace la vie, le plaisir y naît de la torture et l’exaltation s’y nourrit de la souffrance. Cette culture de la cruauté crée une société paradoxale d’individus isolés dont l’identité ne leur vient pas de la relation aux autres, mais de leur trajet personnel et monstrueux. La parenté est remplacée par la reproduction des crimes. C’est ainsi que la scène finale, qui est l’apogée du parcours de Médée, offre le spectacle de l’héroïne torturant Jason et jouissant érotiquement des douleurs qu’elle lui fait subir en égorgeant sous ses yeux ses fils, scellant ainsi leur nouvelle union par la haine. Alors seulement elle redevient la petite fille du Soleil qui l’accueille dans son char, alors que le prologue consacrait l’indifférence du Soleil aux malheurs de Médée (v. 29-36). Théâtre de la cruauté, pour reprendre les mots d’Antonin Artaud, où Médée trouve ses délices non pas dans le sang versé qui au théâtre ne saurait être que du faux-semblant, mais dans la douleur morale de Jason voyant couler le sang de ses fils. Et cette douleur n’est pas imitée, elle est présente sur scène dans la voix même de Jason dont les accents aigus, paroxystiques, fouaillent les coeurs du public. Jason implorant, Jason hurlant de douleur et là-haut, sur la terrasse, Médée rit, belle, transfigurée, étincelante. Noces de haine que raconteront éternellement les hommes, réunissant pour l’éternité Jason et Médée, mariage mythologique.
Parce que la tragédie romaine n’est pas un théâtre de la mimesis, elle donne aux images scéniques une force et une réalité incompatibles avec l’imitation. En quittant l’humanité Médée entre donc dans un autre monde, qui est un monde d’images, images vocales et images scéniques, le monde des spectacles. Ce monde iconique propre au théâtre permet donc de réaliser l’irréalisable, la transfiguration de Médée surhumaine. Certes la violence et la haine, les délices de la cruauté, animent Médée et plus généralement les relations entre elle et les autres personnages, mais cette violence sauvage n’a rien de bestial et d’anarchique, elle sert à constituer un autre monde que la société des hommes et des dieux, un monde des images, non pas en-deçà mais au-delà de la culture, et produite par elle.
Rien de naturel, rien de normal, rien d’humain dans le comportement des héros tragiques. Le personnage principal souffre, et au lieu de se laisser écraser par sa douleur, il en tire une énergie supérieure pour sortir de lui-même. Médée ne fuit pas sa souffrance, au contraire elle l’avive pour mieux agir, le crime passe par une ascèse de la douleur, c’est en activant la violence contre elle-même que Médée pourra la retourner contre les autres. La cruauté est aussi un rapport du héros principal à soi-même.
Médée de Sénèque ou Comment sortir de l’humanité, Belin, 2000 (p. 6-9)


Florence Baillet : l’écriture de Heiner Müller comme montage


En fait, c’est une autre conception de la création littéraire, largement influencée par Bertolt Brecht, que propose Heiner Müller. Plutôt que d’être "inspiré", l’écrivain s’apparente à l’ingénieur ou à l’artisan pour procéder à des "montages" "recyclant" des "matériaux". Ces termes font d’ailleurs partie du vocabulaire de Müller, qui intitule un de ses textes “Médée- Matériau”. L’auteur dramatique exhibe de surcroît les "coutures", les raccordements de ses montages : que ce soit grâce à une typographie particulière (notamment l’usage des lettres majuscules) ou une rupture de ton, la présence de citations est souvent perceptible. Dans le même temps, Müller n’annonce pas toujours aussi explicitement ses emprunts si bien que son oeuvre pourrait constituer une aubaine pour le philologue désireux de donner la preuve de son érudition. En fait, l’écrivain est-allemand se plaît à engendrer la confusion : la figure de l’auteur est non seulement plurielle, en raison de la multiplicité des citations, elle est parfois aussi difficile à identifier. Dans ce domaine, Heiner Müller emboîte le pas à Brecht, qui prônait l’irrespect par rapport aux Classiques. Il refuse d’affirmer ce qui serait une "propriété" dans le champ littéraire et prend un malin plaisir à pratiquer le "plagiat". En annulant l’auteur, en mettant en pièces "la photographie de l’auteur" lors d’une indication didascalique d’Hamlet-machine, Müller évite le discours autoritaire, prononce d’en haut en n’offrant qu’un seul point de vue, une "vérité" au lecteur. Il est alors possible de repérer des concordances avec les structuralistes et poststructuralistes français, qui partaient à la chasse de tout ce qui "fait" le pouvoir, y compris au sein d’un texte. Althusser, sur l’oeuvre et la vie duquel l’écrivain allemand s’était penché, avait ainsi insisté dans son autobiographie sur l’impersonnalité de la production littéraire au Moyen Age. C’est donc aussi à cette volonté d’échapper à tout discours d’autorité, figé et univoque, que se rattache la riche intertextualité mullerienne. Ses traductions, adaptations ou citations de textes qui sont d’origines et d’époques variées convoquent ainsi différents points de vue et instaurent des relations complexes entre différentes périodes de l’histoire. Cette confrontation entre divers moments du passé, le présent et un avenir placé sous le signe de l’espoir utopique ou de la continuité de la catastrophe n’est pas cependant l’apanage des réécritures des années soixante : elle est également caractéristique des pièces de Heiner Müller sur l’histoire de l’Allemagne.
Heiner Müller, Belin, 2003 (p. 99-100)

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