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Médée-Matériau

mise en scène Sophie Rousseau

: Entretien avec Heiner Müller

Heiner Muller, "L’Allemagne n’a toujours pas fini de jouer les Nibelungen"

Extraits choisis d’un entretien avec Heiner Müller réalisé par Urs Jenny et Helimuth Karasek pour le magazine Des Spiegel. Réédité dans Erreurs choisies, Paris, L ‘Arche, 1988, pp. 105-117.


URS JENNY & HEIIMUTH KARASEK : MONSIEUR MULLER, VOTRE NOUVELLE PIECE (...) TRAITE DE MEDEE, C’EST LA NON PAS UN SUJET HISTORIQUE MAIS MYTHIQUE, DONC PRE-HISTORIQUE. NE VOUS ELOIGNEZ-VOUS PAS TOUJOURS DU PRESENT ?
Heiner Müller : "Nouvelle", ma pièce ne l’est que jusqu’à un certain point ; pour une part elle est faite de restes. Le texte, tel qu’il se présente actuellement, a été écrit à des époques très différentes. Mes pièces sont, pour la plupart, fabriquées ainsi. (...)


U.J. & H. K. : QU’EST-CE QUI VOUS A INTERESSE PRECISEMENT DANS CE MYTHE ?
H. M. L’épisode de Jason est le plus ancien mythe d’une colonisation, au moins chez les Grecs, et sa mort indique le seuil, le passage du mythe à l’histoire : Jason est écrasé par son propre navire.


U.J. & H. K. : MAIS LE MYTHE DE MEDEE — LA BARBARE DE COLCHIDE, QUI TRAHIT SON PEUPLE PAR AMOUR DU CONQUERANT GREC JASON, ET LE SUIT DANS SA PATRIE OU ELLE EST ENSUITE TRAHIE PAR LUI ET SE VENGE CRUELLEMENT -, VOUS LE RACONTEZ TEL QU’IL EST TRANSMIS DEPUIS TOUJOURS. QUELLE EN EST L’ACTUALITE POUR VOUS ?
H. M. Je crois que cela se passe et se répète toujours ainsi. (...)


U.J. & H. K. : MEDEE EST-ELLE UNE CITOYENNE DE LA RDA QUI SE LAISSE ATTIRER A L’OUEST PAR SON AMANT ? EST-ELLE UNE TCHEQUE QUI, EN 1968, SE COMMET AVEC UN OCCUPANT RUSSE ? EST-ELLE UNE VIETNAMIENNE QUI SORT AVEC UN YANKEE ?
H. M. Ca fait déjà pas mal de bonnes interprétations. (...) Elle peut être aussi bien une Turque en RFA. Tout ce que vous voudrez. (...) L’histoire européenne, telle qu’elle s’est déroulée jusqu’à maintenant, commence avec la colonisation. Que le véhicule de la colonisation écrase le colonisateur, cela laisse présager de sa fin. C’est la menace de cette fin qui est actuelle. La "fin de la croissance".


U.J. & H. K. : ET VOUS CROYEZ QU’UN SPECTATEUR DE THEATRE VA COMPRENDRE ²A ?
H. M. Ce n’est pas mon problème, c’est celui du metteur en scène.


U.J. & H. K. : DEPUIS VOS TOUTES PREMIERES PIECES, LE THEME CENTRAL EST LA TRAHISON ET LE RAPPORT ENTRE LA TRAHISON ET LA MORT. (...) AVEC MEDEE, C’EST TOUT A FAIT DIFFERENT : L’IDEE, L’ESPOIR MEME D’UN PROGRES ONT DISPARU. MEDEE TRAHIT SON PEUPLE PAR AMOUR POUR JASON, JASON TRAHIT MEDEE POUR L’AMOUR D’UN AUTRE: AUCUN PARTI N’EST PRIS, IL N’Y A PLUS QU’UN ENCHAINEMENT AVEUGLE DE LA TRAHISON ET DE LA MORT. (...) Y A-T-IL LA-DESSOUS DES EXPERIENCES PERSONNELLES ?
H. M. Oui. Quand mon père a été arrêté en 33, j’ai compris ce qui se passait. On a jeté pêlemêle ses livres, on l’a frappé et moi j’ai regardé par le trou de la serrure — ce qui est aussi une situation théâtrale -, et puis je suis retourné dans mon lit. (...) Et puis la porte s’est ouverte, mon père était encadré par deux SA, et il m’a appelé. J’ai fait semblant de dormir. C’était ça, ma trahison. Plus tard, mon père était chômeur après sa libération du camp de concentration, je rentrai un jour de l’école avec une rédaction à faire sur les autoroutes. Il m’a dit d’abord : tu n’auras pas trop de mal à te donner : je vais t’aider. Et puis il a mis une phrase dans la rédaction : c’est une bonne chose qu’on construise des autoroutes parce qu’ainsi mon père retrouvera peut-être du travail. C’était là pour moi une autre expérience de la trahison. (...)


U.J. & H. K. : DANS L’UNIVERS DE VOS PIECES, LA TRAHISON EST PUNIE DE MORT, INELUCTABLEMENT. IL N’Y A PAS DE PARDON. IL S’Y TROUVE PARFOIS AUSSI DES IDEES QUI REMETTENT A UN MONDE AU-DELA DE LA MORT L’ACCOMPLISSEMENT DE L’UTOPIE REVOLUTIONNAIRE, (...) DE TELLES IDEES, SELON VOUS, S’ACCORDENT-ELLES ENCORE AVEC LE MARXISME, AVEC DES CONVICTIONS RATIONNELLES ET POLITIQUES BIEN DE CE MONDE ?
H. M. On ne peut pas, à mon avis, mettre en parallèle aussi simplement le politique et l’art. Quand on traduit une idée en images, soit l’image devient bancale, soit l’idée explose. Moi, je suis plutôt pour l’explosion. Je trouve que Genet a formulé cela avec beaucoup de précision et de justesse : l’unique chose qu’une oeuvre d’art puisse accomplir c’est d’éveiller la nostalgie d’un autre état du monde. Et cette nostalgie est révolutionnaire.


U.J. & H. K. : ET VOTRE MEDEE NON SEULEMENT REPAND LA MORT MAIS SOUHAITE LA MORT POUR ELLE-MEME. VOS PERSONNAGES DE TRAITRES (...) DOIVENT AVANT LEUR EXECUTION APPROUVER LEUR MORT COMME SI ELLE NE DECOULAIT PAS D’UNE NECESSITE POLITIQUE MAIS DE QUELQUE CHOSE DE SACRE, D’UN SACRIFICE.
H. M. Je ne vois pas cela comme ça. Tant qu’il n’existe pas une histoire universelle, c’est-à-dire une égalité globale des chances, et pour moi cela s’appelle le communisme, ou, autrement dit, tant que la liberté se paie du prix de l’égalité et vice versa, il existera toujours des situations où survivre c’est trahir les morts, et où par ailleurs, approuver sa propre mort est une nécessité politique. Peut-être que cela a quelque chose de sacré aux yeux des hommes qui font de la real-politique. (...)


U.J. & H. K. : COMMENT VOUS ACCOMMODEZ-VOUS DE VOTRE IMAGE (...) DE QUELQU’UN QUI AGITE SUR LA SCENE DE GRANDES ENIGMES UNIVERSELLES, LESQUELLES RESTENT ENSUITE POSEES LA, SANS SOLUTION, ET NE METTENT EN MARCHE QUE LES EXEGETES ?
H. M. Cela ne tient-il pas au public qui refuse le théâtre comme une réalité propre qui ne reflète pas la réalité du public, ne la redouble ni ne la copie ? Le naturalisme a failli tuer le théâtre avec cette stratégie de redoublement.


U.J. & H. K. : ET LES PARABOLES DE BRECHT ALORS ?
H. M. La parabole n’est-elle aussi qu’une rallonge du naturalisme, une prothèse : au lieu du monde, une illustration d’une conception du monde. (...) Les pièces didactiques, quelles que soient leurs intentions, ont contrairement aux paraboles une structure de tragédie, c’est-à-dire, mettent le monde en question et ne prétendent pas être des réponses. C’est cela qui m’intéresse. (...) Les Nibelungen (...) restent le sujet le plus allemand de tous les sujets allemands et sont toujours une réalité allemande. L’Allemagne n’a toujours pas fini de jouer les Nibelungen.

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