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Avis aux intéressés

+ d'infos sur le texte de Daniel Keene traduit par Séverine Magois
mise en scène Didier Bezace

: Avis aux intéressés

En général, j’ai le sentiment que lorsque j’ai fini d’écrire une pièce mes responsabilités envers cette pièce ont pris fin ; il est alors temps pour moi de remettre ce travail entre d’autres mains, qu’elles puissent en faire ce qu’elles veulent. Si j’ai bien écrit la pièce, il y aura en elle certaines choses qui ne pourront être ignorées, mais elle sera également ouverte à l’interprétation. Une fois encore, si j’ai bien écrit la pièce, ces interprétations devraient en révéler plutôt qu’en obscurcir les intentions et les significations, lesquelles peuvent être multiples. Il se peut que je sois alors en mesure de « redécouvrir » mon travail quand il paraîtra sur scène, incarné dans la présence des acteurs. C’est ce que j’espère.


Il m’a été demandé de dire deux ou trois choses sur avis aux intéressés. Si je réponds volontiers à cette invitation, je le fais aussi, en partie, pour explorer mes propres intentions et ré-examiner ce que j’estime être mes responsabilités envers mon travail.


Le recours à des scènes courtes et à des lieux multiples dans avis aux intéressés doit beaucoup plus à des pièces comme Woyzeck de Georg Büchner, Casimir et Caroline d’Ödön von Horváth, Train de ferme de Franz Xavier Kroetz ou @#Edmond de David Mamet (pour n’en citer que quelques-unes) qu’à je ne sais quelle prétendue influence cinématographique. Selon moi, le cinéma est une composition d’images à partir desquelles surgit le langage ; le théâtre est un langage à partir duquel des images peuvent éclore.


Au théâtre, le recours à des scènes courtes et à des lieux multiples présuppose, peut-être même exige, une scénographie qui ne s’encombre pas de détails naturalistes ; il réclame avant tout une certaine flexibilité. Cette flexibilité nécessaire est un moyen d’échapper aux limitations du quotidien et d’approcher la liberté du métaphorique.


Le théâtre de Shakespeare fonctionne de la même façon : quelques mètres carrés de plateau peuvent à tout moment devenir un champ de bataille, le moment suivant une chambre à coucher ou une forêt. La « réalité » de ce qui est présenté au public réside dans la langue des personnages et l’évolution du récit, qui est lui-même un produit du langage et non de l’image.


Comment les acteurs peuvent-ils répondre à une telle proposition, qui attache une si grande importance au jeu de l’acteur, voilà qui est plus difficile à déterminer. De même que je cherche à débarrasser mes pièces de tout naturalisme superflu pour ce qui est de leur exposition sur le plateau, j’essaie de ne pas recourir à des indications scéniques qui viendraient prescrire les émotions. Pour moi, procéder ainsi reviendrait à suggérer que je cherche à reproduire une réalité perçue, une réponse émotionnelle « correcte ». Or en dehors de la présence des acteurs, la langue que parlent les acteurs est, sur scène, la seule réalité, à partir de quoi tout le reste doit surgir. Je cherche, avant tout, à ce que les acteurs s’engagent dans la langue de mes pièces ; à ce que les réponses émotionnelles et intellectuelles à cette langue aient une portée sur la création de leurs personnages. Une idée somme toute assez simple, mais je pense que de cette façon, il est possible d’approcher la vérité de ce qui est proféré sur scène et la vérité de l’instant où cela est proféré. C’est là que repose en dernière analyse le pouvoir du théâtre : non dans ce qu’il reproduit ou imite, mais dans ce qu’il peut être dans l’instant effectif de sa création — et c’est cela que le public est venu regarder.
(Je devrais également ajouter ici que toute pièce que j’écris peut comporter des significations et des intentions qui dépassent celles que j’imaginais pendant que je l’écrivais. Si une certaine complicité s’instaure entre moi, le metteur en scène, le scénographe et les acteurs qui ont choisi de représenter une pièce que j’ai écrite, cette complicité doit aussi supposer que je ne suis pas nécessairement le mieux placé pour juger de la valeur de ma pièce ou indiquer quelle serait la meilleure façon de l’interpréter et de la représenter ; la mise en scène de la pièce devrait lui faire franchir un pas de plus — au-delà de ce que j’étais capable d’envisager en l’écrivant.)


Les mots prononcés par les personnages dans avis aux intéressés surgissent d’un profond silence. Les mots que nous les entendons prononcer sont les seuls mots qu’ils prononcent ; il n’y a pas entre eux de conversation qui ne soit pas entendue. Nous entendons tout ce qu’ils disent. « Le reste est silence ».


Ce silence est un aspect terriblement important de la pièce, et il est lié à l’apparente « brièveté » de certaines scènes. Quand le père et le fils attendent dans le bureau du banquier, le père ne prononce que quelques répliques. Mais depuis combien de temps attendent-ils avant que le père prenne la parole ? Combien de temps attendent-ils après que le père a parlé ? Ce qu’il est important de comprendre, c’est que leur relation est une relation essentiellement silencieuse. Le fils ne peut pas parler à son père et, en règle générale, le père n’a aucun besoin de parler à son fils. Que pourrait-il avoir à lui dire ? Que pourrait-il lui demander ? Combien de temps pourrait-il supporter de parler à quelqu’un qui ne peut lui répondre ? Leur vie ensemble est essentiellement physique ; c’est leur présence mutuelle, leur proximité physique, qui identifie et définit leur relation. Le silence dans lequel ils vivent est une chose qui les isole — aux deux sens du terme. Dans ce silence, ils sont en mesure de faire face à leurs difficultés ; autrement dit, ils ont appris à endurer.


C’est uniquement à cause de la situation dans laquelle il se trouve que le père éprouve le besoin de parler. Quelque chose d’important, quelque chose de terrible est en train de se passer et il lui faut dire à son fils ce dont il s’agit, et ce que ça implique ; l’existence silencieuse, isolée, protégée de son fils est sur le point de changer de manière irrévocable. Quand, dans la scène d’ouverture, le père rentre de l’hôpital, il rapporte le monde extérieur avec lui, chez lui ; rien dans la vie de son fils et dans la sienne ne sera plus jamais pareil.


C’est la pression de la situation qui force le père à parler, pas seulement à son fils, mais aux autres aussi. C’est un homme qui essaie de sortir d’années et d’années d’isolement pour affronter les réalités d’un monde qui ne lui est pas familier. Il lui faut avoir affaire aux médecins, aux banquiers, à sa famille dont il s’est coupé, à sa pauvreté, à sa peur grandissante tant pour lui que pour son fils. Il doit trouver un moyen d’inventer un avenir pour son fils tout en se préparant, dans le même temps, à sa propre mort. Ce qu’il découvre, c’est qu’il est seul et que, pour lui, il semble qu’il n’y ait de secours à trouver nulle part.


C’est seulement quand il se trouve à deux doigts du désespoir et de la résignation, quand il doit admettre son impuissance à offrir un avenir à son fils ou à se préparer à sa mort, que le père affronte honnêtement la réalité à laquelle il ne peut échapper : que son fils dépend entièrement de lui. Dans cet ultime aveu, il se rend également compte qu’il dépend tout autant de son fils que son fils dépend de lui. Il se tourne vers lui pour chercher la seule consolation qu’il puisse trouver ; le réconfort silencieux du contact physique, car c’est là que l’amour entre le père et son fils est le plus profondément éprouvé. C’est vers ce geste ultime que je travaillais quand j’écrivais la pièce ; c’était le geste que je voulais que la pièce « accomplisse » finalement. À la fin de la pièce, deux questions centrales sont laissées sans réponse : que va faire le père à présent et que deviendra son fils ? Le dénouement de la pièce n’est pas d’ordre pragmatique mais d’ordre émotionnel : le père et le fils s’aiment. Cette réalité ne va pas résoudre leur dilemme ; leur situation demeure la même qu’au début de la pièce. Mais quelque chose a été révélé. L’interdépendance du père et du fils n’est pas un fardeau, une faiblesse ni une prison ; c’est la manifestation fragile de leur humanité face au silence et la mort.


Je crois que le texte d’une pièce doit exister sans qu’il soit besoin de le décrire, sans les explications ou les interprétations de son auteur ; il doit se tenir seul, sous le regard d’un public, sans que l’on dise à ce public comment le regarder. Autrement dit, la représentation d’une pièce doit être l’occasion d’une expérience authentique.


La seule expérience authentique que j’ai d’une pièce est sa création originelle, un geste profondément personnel, même si je l’entreprends en sachant qu’au bout du compte ce geste sera rendu public. Une contradiction ? Oui, mais c’en est une que j’éprouve le besoin d’embrasser. Écrire quoi que ce soit fait souvent l’effet d’un compromis entre l’expérience et l’imagination, entre le désir et la compétence. La contradiction est peut-être la seule échappatoire possible au compromis.


Libre à nous de nous rencontrer dans cet espace mystérieux entre la pièce telle qu’elle a été écrite et la pièce telle qu’on en fait l’expérience ; c’est là que notre différence pourrait devenir notre lien.


Daniel Keene – Melbourne, mai 2004
Traduction Séverine Magois

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