theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Yesterday Tomorrow »

Yesterday Tomorrow

Annie Dorsen ( Conception ) , Joanna Bailie ( Direction musicale )


: Entretien avec Annie Dorsen

Propos recueillis par Marion Siéfert pour le Festival d'Automne à Paris

Vous travaillez avec des algorithmes, ce qui est plutôt inhabituel dans le théâtre. Pouvez-vous décrire votre processus de création ?


Annie Dorsen : Cela fait un an que j’ai l’idée de faire une pièce musicale qui partirait de Yesterday des Beatles et se terminerait sur la chanson Tomorrow de la comédie musicale Annie. J’ai d’abord travaillé avec un programmateur informatique qui a conçu un premier programme. Nous avions trouvé quelque chose de très intéressant sur le plan musical, mais ses codes ne fonctionnaient pas : nous n’atteignions jamais Tomorrow ou alors ça allait durer un billion d’années. Je me souviens qu’il m’a dit que le soleil allait avoir le temps de se consumer avant que nous ayons pu arriver à la chanson finale. Puis, j’ai poursuivi les recherches avec une mathématicienne et finalement avec Pierre Godard, un programmateur et artiste français, qui a conçu le système que nous utilisons à présent.


À quel moment intervient la création artistique dans une recherche qui s’apparente d’abord à de la programmation informatique ?


Annie Dorsen :Avec ce genre de pièces, il faut construire une architecture avant de pouvoir travailler l’esthétique. Il nous faut d’abord trouver un système capable de produire le matériau du spectacle. Mais une fois qu’on a trouvé l’architecture, les questions d’esthétique arrivent : quel est l’intérêt musical ? Comment les périodes de temps de la pièce vont réellement fonctionner ? Comment créer une sorte de structure interne qui fasse que les changements soient perçus de manière surprenante ? Je dis toujours que l’on élabore un jeu de performances, parce que le vrai spectacle est la somme des millions de représentations possibles que les algorithmes sont capables de produire. Chaque soir, le public va assister à une de ces possibilités. Dans Yesterday Tomorrow, les trois chanteurs occupent une position centrale. Ils réalisent un travail d’une grande virtuosité : ils doivent non seulement lire la partition en temps réel, sans avoir la possibilité de la connaître au préalable, mais aussi être conscients les uns des autres, afin de mêler leurs voix et trouver des moments où ils peuvent apporter une certaine forme d’expressivité. Ils sont d’une certaine manière encerclés par la partition.


Le “théâtre algorithmique” que vous développez est toujours en train d’interroger ce qu’est le théâtre. J’ai l’impression qu’avec cette pièce, vous vous attaquez à la question du temps…


Annie Dorsen : Oui. C’est exactement cela. Cette pièce part de ce qu’on pourrait appeler une expérience personnelle du temps. Dès que l’on commence à penser à sa vie, on met au point une histoire sur son propre passé et on se représente le futur d’une certaine manière – même si ces narrations sont continuellement en train de changer. Ainsi, on construit des versions de son existence passée : par exemple, ma vie a changé quand j’ai déménagé dans cette ville, quand j’ai commencé cette nouvelle école ou quand je suis tombée amoureuse, etc. De la même manière, on élabore des visions positives ou négatives du futur. D’une certaine façon, le passé et le futur sont à notre portée, parce que ce sont des fictions que l’on peut comprendre. Le présent au contraire est un chaos total. On n’a aucune idée de ce qui se passe dans le présent. C’est impossible de construire une histoire de sa vie pendant que l’on est en train de la vivre. On agit, c’est tout. C’est donc la structure de la pièce : un passé et un futur connus et un présent totalement inconnu. Il y avait aussi un point de départ plus personnel : j’ai 40 ans et je commence à penser que je suis arrivée au milieu de ma vie. J’ai ressenti de manière quasi viscérale quelque chose dont tout le monde m’avait parlé : l’impression que la vie n’apporte pas de résultat, mais qu’il faut quand même continuer à faire des choses. Je voulais donc trouver une manière de rester intéressée par le futur et de ne pas être oppressée par l’incertitude.


Vous rassemblez deux structures narratives marquées par un optimisme à tout épreuve : le happy end de la comédie musicale et l’assurance utopique des algorithmes. Vous n’adoptez pas une attitude moraliste à l’encontre de ces nouvelles technologies, mais vous mettez le doigt sur les contextes politiques et économiques dans lesquels ces algorithmes sont utilisés et révélez ainsi les idéologies qu’ils véhiculent.


Annie Dorsen : Ce spectacle s’attaque à cette idée utopique ou dystopique, liée à la façon dont les technologies vont transformer le monde. Les êtres humains appartiennent à un monde de plus en plus digitalisé, où absolument tout – l’économie, la politique, la climatologie, etc. – est retiré de nos mains et est confié à des machines qui font fonctionner les choses à notre place. Nous percevons combien le monde est en train de changer à une vitesse folle et nous ne parvenons pas vraiment à nous représenter le futur. Est-ce que ce sera une sorte de monde à la Terminator où les robots prendront le pouvoir, ou bien est-ce que les avancées technologiques de la Silicon Valley vont réussir à résoudre tous nos problèmes avec ces nouvelles applications d’Iphone ? Il y a quelques semaines, j’ai fait une conférence sur le théâtre algorithmique et j’ai rencontré des personnes qui travaillent pour les grandes entreprises de hautes technologies. Tous avaient de grandes idées utopiques. Ces hommes très riches, rassemblés dans une salle de réunion en Californie, pensaient de manière très naïve et assez effrayante que le travail qu’ils accomplissaient pouvait résoudre la question du changement climatique, révolutionner l’économie, éradiquer la pauvreté. J’étais frappée par le fait que ces ingénieurs étaient très optimistes en ce qui concerne le futur, contrairement à la plupart des artistes et des philosophes que je connais. La majorité de la théorie contemporaine nous explique de plus en plus précisément comment le monde actuel est vicié et foutu. Cette question d’optimisme et de pessimisme m’a frappée : qui a du pouvoir ? Qui n’en a pas ? Qui se considère comme quelqu’un qui peut exercer une influence sur le futur ? Qui a au contraire l’impression de le subir ?


Est-ce que cette pièce est aussi une pièce sur la musique expérimentale et sur l’écoute d’une musique à laquelle on n’est pas familier ?


Annie Dorsen : Oui. Tout à fait. C’est une pièce processuelle et les sentiments que l’on peut ressentir à son égard changent constamment en fonction de l’endroit du processus dans lequel on se trouve. Les chanteurs ont une très grande connaissance de la musique contemporaine. Ils adorent la section centrale car c’est difficile et excitant à chanter et parce qu’ils perçoivent des distinctions très fines. J’aime penser que des mélodies très simples, comme Yesterday et Tomorrow, contiennent en elles les possibilités pour toutes ces expérimentations musicales. On part de mélodies très connues, avec lesquelles on se sent en sécurité et qu’on a l’impression de pouvoir contrôler, puis on traverse un chaos. La pièce est construite de manière très métaphorique : partir de Yesterday, traverser une sorte de présent confus pour arriver à un happy end avec Tomorrow. Mais dans le temps réel de la performance, tout se passe au présent. J’espère que cette collision entre ces deux cadres temporels (un fictionnel et un autre réel) sera perceptible.


En vous écoutant, j’ai le sentiment que cette pièce s’inscrit dans la tradition de la musique sérielle, où tous les paramètres de la musique (rythme, timbre, durée etc.) sont régis par des principes mathématiques. Est-ce que vous pensez que les algorithmes peuvent ouvrir de nouveaux horizons à la composition musicale ?


Annie Dorsen : Je crois que oui. En termes de stratégies de composition musicale, cette pièce se situe bien dans le sillage que vous avez décrit. Mais je pense qu’aucun compositeur n’aurait pu avoir une telle idée, car c’est une idée théâtrale. La pièce a une qualité métaphorique. Il y a une sorte de paradoxe ontologique au théâtre, qui n’existe pas dans d’autres formes artistiques : les actions sur scène font toujours référence à d’autres actions dans d’autres lieux. Les métaphores sont la part ultime du théâtre, celle qu’on ne peut pas lui enlever. Ce n’est également pas une pièce qu’un ingénieur aurait pu faire car toutes mes pièces sont extrêmement simples en terme de programmation informatique – j’opte pour des programmes simples, parce que je veux que la logique puisse être comprise par des personnes qui n’ont aucune expérience dans le domaine des sciences informatiques. Mais une chose est sûre : je suis très intéressée par la relation entre expression et structure. J’utilise ces principes mathématiques, mais toujours avec l’intention de penser différemment l’expérience humaine, le langage, les relations …


Votre approche théâtrale est philosophique : dans Hello Hi There, vous vous demandiez si le langage était le propre de l’être humain et fondait l’existence d’une nature humaine ; dans A Piece of Work, vous vous attaquiez à Hamlet, la pièce de théâtre qui est considérée comme la grande métaphore de la condition humaine. Comment poursuivez-vous cette réflexion dans cette pièce ?


Annie Dorsen : J’essaie de trouver une construction, une structure dans laquelle les questions sont déjà contenues. Je crois que la relation que Yesterday Tomorrow établit avec le temps constitue le sujet de la pièce. Quand on commence à penser au passé, au présent et au futur, on commence à penser à des modèles : Quelle est notre conception du temps ? Est-il linéaire, circulaire ? Que pouvons-nous dire sur le présent ? Est-il un instant ou bien a-t-il une durée ? Quel rapport le présent entretient avec les histoires que nous construisons sur nous-mêmes et les projections que nous faisons de l’avenir ? J’ai voulu approcher le futur sans aucune forme de pensée utopique ou dystopique, sans nostalgie ou désespoir, mais aussi sans naïveté. Je crois que le désespoir est une question très politique. Je vois beaucoup de désespoir autour de moi. De manière générale, la gauche aux Etats-Unis et la communauté artistique ont une idée très étroite de l’optimisme, qui s’est restreint à la réussite personnelle. On a perdu la notion d’un centre d’optimisme plus large, qui pourrait donner de l’énergie aux gens et les faire travailler ensemble afin de changer des choses, d’avoir un impact sur le monde.


En 2006, vous avez travaillé pour une comédie musicale, Passing Strange. Avez-vous pensé à cette expérience quand vous avez fait la pièce ?


Annie Dorsen : Je n’y ai pas pensé une seule seconde. J’ai plutôt pensé Hello Hi There, A Piece of Work et Yesterday Tomorrow comme une sorte de trilogie. Sur un plan personnel, Hello Hi There a surgi à la fin d’une relation amoureuse, j’avais le cœur brisé et j’étais nihiliste. Je me disais : à quoi ça sert de vouloir communiquer avec quelqu’un d’autre puisqu’on ne sait jamais ce que la personne nous dit vraiment ? J’ai fait A Piece of Work alors que ma mère était en train de mourir et après sa mort. Ça parlait vraiment de l’absence et du manque. Avec Yesterday Tomorrow, je pense que c’est d’une certaine façon la pièce du retour à la vie. Mais cela reste une question : comment revient-on à la vie ? Qu’est-ce que ça veut dire au juste ? Avoir de l’espoir ? Peut-on s’engager dans l’avenir sans espoir ? Ce sont mes questions. Je crois que ces expériences personnelles se situent en-deçà de l’expérience du public. Ces pièces n’ont aucune vocation à être biographiques. Mais cette part émotionnelle est quand même là. Donc, je n’ai jamais pensé à Passing Strange. En même temps, j’imagine qu’à New York, tout le monde va dire qu’Annie Dorsen essaie de tuer son passé lié à la comédie musicale. Peut-être. Avec Hello Hi There, j’ai voulu tuer le langage ; avec A Piece of Work, j’ai voulu tuer Hamlet ; et peut-être qu’avec cette nouvelle pièce, je vais tuer la comédie musicale.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.