: Yakich et Poupatchée : de l'érection transcendée en conte de fées
La pièce éponyme est une comédie lévinienne par excellence - on y
retrouve une fantaisie débridée, un sens du sur-place tout en énergie, la
solitude face à la mort, l'égoïsme constitutif de tout être humain, des aspirations
prosaïques qui le disputent aux rêves d'un ailleurs féerique...
Et cependant, elle se démarque totalement des autres: c'est la seule
pièce à être nettement OPTIMISTE... Levin, optimiste? Quelle blague,
d'autant que le sous-titre donné à la pièce est: comédie désespérée.
Une chose est sûre : jusqu'à Yakich et Poupatchée, créée en 1986, et
dans les pièces qui sont venues après, voilà un auteur qui s'est évertué
à nous peindre la condition humaine comme une succession d'échecs et
d'humiliations.
Tous les personnages de ses comédies sont englués dans de tels problèmes existentiels qu'ils passent à côté de la vie.
Certes il leur aurait suffi d'ouvrir la porte ou la fenêtre, d'ôter le pyjama
verdâtre ou de se débarrasser d'une mère trop encombrante, de faire ou
de défaire une valise, mais aucun d'eux n'a été capable de ce petit
geste. Pourquoi ?
L'auteur ne nous donne pas de réponse ou plutôt, la réponse est partout,
inhérente à ce que nous sommes. Mais voilà que, tout à coup, miracle, le
soleil brille à l'horizon lévinien, un soleil amené par deux personnages,
Yakich et Poupatchée. Pourquoi? Simplement parce que, eux, ont une
bonne raison de ne pas arriver à atteindre le bonheur auquel ils aspirent:
ils sont très laids...
Pour une fois, Levin a déplacé quelque peu son curseur, et ces quelques
centimètres donnent soudain un relief totalement différent à sa comédie.
Les interrogations ne sont plus purement existentielles, et les clichés
maniés par Levin - ver de terre amoureux d'une étoile ou putain au
grand coeur - viennent servir tout un questionnement sur le Beau.
Nos protagonistes annoncent la couleur, comme tout héros lévinien qui
se respecte, dès leur première apparition: “Je n'ai pas de femme parce
que je suis trop laid, et je suis trop pauvre pour faire oublier que je suis
trop laid “, déclare Yakich d'entrée de jeu.
Quelques scènes et quelques kilomètres plus loin, Poupatchée se
lamente pareillement sur son sort... jusqu'à l'arrivée d'un opticien qui,
faute de lunettes à fabriquer (de toute façon, jamais nous n'aurons la
bonne focale pour appréhender la vie) fait office de marieur. Il parle à la
famille du jeune homme puis à celle de la jeune fille et le tour est joué,
nous allons assister, pour notre plus grande satisfaction, aux épousailles
du moche et de la moche...
Première raison donc d'être optimiste, ou, comme dit un vieux dicton
hébreu: il ne faut jamais désespérer, chaque casserole finit toujours par
trouver le couvercle qui lui convient. En l'occurrence, nos mariés sont
tellement faits l'un pour l'autre que l'on peut, sans trop de risques, leur
prédire un avenir radieux.
Bien sûr... sauf qu'il est une logique qui triomphe de tous les vieux dictons
(même ceux dits dans la langue de la Bible) : comment voulez-vous
que l'homme puisse désirer ce qui est aussi laid que lui ? En d'autres
termes: la nuit de noces est un fiasco, Yakich n'y arrive pas. Et c'est
ainsi que les deux familles - marieur et beau-frère compris - loin de
trouver le bonheur, ou au moins un repos bien mérité, se lancent dans
une course folle, à la recherche d'une solution qui sauvera tous les espoirs
mis dans ce couple d'affreux: une solution qui fera se dresser ce
qui reste obstinément ramollo.
Telle est la problématique hautement lévinienne de la pièce, telle est la
question désespérément humaine que pose cette comédie épique et
féroce.
Situation triviale: malgré toute sa bonne volonté, Yakich ne peut pas
bander. Grave problème existentiel: il est donc dans l'incapacité
d'honorer sa femme et de remplir la mission qui lui est impartie sur
cette terre: procréer.
Grande question philosophique : qu'est-ce que le Beau?
Comment vivre avec, sous les yeux, l'image de sa propre laideur ?
De là, retour au problème existentiel : qui sommes-nous, créatures
minables, pour aspirer au Beau ?
Ce qui nous renvoie à la trivialité de l'acte sexuel...
Sans compter les questions qui en chemin, viennent impitoyablement
se greffer là-dessus, alors que nos héros courent de Platchki à
Platchinki et finissent par atterrir à Ploutchki, le centre du monde (un
jour Paris, le lendemain Ploutchki, non ?) : de qui donc est ce beaufrère
plein de morgue dont on n'arrive pas à se débarrasser ?
Comment s'exciter sur une fausse italienne mais vraie putain pleine de
bourrelets ?
Comment approcher ce à quoi on n'aura jamais droit ?
Et pourtant, à la fin, la nature réussira là où tous nos minables artifices
auront échoué... Miracle !
Quoi qu'il en soit, c'est grâce à ce regard acéré sur notre monde
que Levin, une fois de plus, nous tend un miroir sur lequel viennent
ricocher rire et tendresse inspirés par ce couple de mal
barrés qui essaie, malgré la difficulté chaque jour accentuée
dans notre société du paraître - de trouver sa place au soleil.
Frédéric Polier
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