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Vaidinant auką (Dans le rôle de la victime)

mise en scène Oskaras Koršunovas

: Un certain regard sur la Russie aujourd’hui

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Nous qui avons vécu en URSS, où la plupart d’entre nous disposaient d’un travail régulier, d’un salaire fixe. Que sommes-nous devenus, nous qui avions une confiance illimitée et inébranlable dans ce que demain nous apporterait ; nous qui savions que des médecins seraient là pour soigner nos maladies, des professeurs pour enseigner à nos enfants et que nous n’aurions pas à débourser un kopeck pour ces services. Comment vivons-nous aujourd’hui ? Quels nouveaux rôles nous a-t-on attribués ?


Depuis la fin de l’ère soviétique, les transformations se sont opérées en trois temps. Tout d’abord, durant le démantèlement de l’URSS, puis sous le règne de Boris Eltsine, nous avons traversé une révolution personnelle, parallèle à la révolution sociale qui secouait le pays. D’un instant à l’autre, tout a disparu : l’idéologie soviétique, le saucisson à bas prix, l’argent et la certitude qu’il se trouvait, derrière les murs du Kremlin, un petit père qui, bien que despotique, veillait au moins sur nous.


Le second grand bouleversement fut le moratoire sur la dette et le krach de 1998. Après 1991 et la mise en place effective d’une économie de marché dans notre pays, beaucoup d’entre nous avaient réussi à gagner modestement leur vie. Peu à peu s’était constituée une classe moyenne russe, très éloignée, certes, de ce qu’elle est en Occident, mais une classe moyenne tout de même, capable de promouvoir la démocratie et l’économie libérale. Du jour au lendemain, tout cela fut balayé. Beaucoup de gens, épuisés par leur lutte quotidienne pour la survie, furent incapables d’affronter ce nouveau coup du sort. Ils se laissèrent tout simplement couler et disparurent sans laisser de trace.


Le troisième grand bouleversement se produisit avec l’arrivée au pouvoir de Poutine et l’avènement de son capitalisme à la russe mâtiné de néosoviétisme. Sous le règne de notre troisième président, l’économie est un curieux hybride de libéralisme, de dogmatisme et de tout un bric-à-brac de spécialités locales. La doctrine économique de Poutine, c’est l’idéologie soviétique mise au service du grand capital. Elle laisse au bord de la route des hordes de pauvres, de déclassés, et favorise dans le même temps la résurgence de notre bonne veille nomenklatura, cette élite de bureaucrates qui dirigea notre pays du temps de l’URSS. Le système économique a changé, mais la nomenklatura a su s’adapter. Ses membres voudraient vivre l’existence fastueuse de ceux que l’on a surnommés les « nouveaux Russes », mais leurs salaires officiels ne leur permettent pas. Ils n’ont aucun désir de revenir au système soviétique, toutefois le nouveau système ne les comble pas entièrement, car il exige la loi et l’ordre, cette loi et cet ordre que la société russe réclame avec une insistance grandissante. La nomenklatura doit donc consacrer l’essentiel de son temps à empêcher que la loi et l’ordre ne viennent faire obstacle à son propre enrichissement.


De ce fait, la nomenklatura nouvelle mode de Poutine a porté la corruption à des sommets jamais atteints sous le règne des communistes pas plus que sous celui de Boris Eltsine. Elle dévore petites et moyennes entreprises, et avec elles la classe moyenne, pendant qu’elle laisse croître et prospérer les grandes sociétés, les monopoles et les firmes semi-publiques, premières pourvoyeuse de pots-de-vin. En Russie, c’est ce secteur des grands conglomérats qui offre les retours d’investissement les plus élevés, les plus constants, tant à leurs actionnaires et à leurs dirigeants qu’à ceux qui les protègent au sein de l’appareil administratif. Dans notre pays, en effet, il n’existe pas une grande entreprise qui ne possède au sein de l’administration, l’un de ces « curateurs ». La gabegie de notre économie n’est pas un effet du libéralisme. Elle a pour origine le fait que Poutine cherche à se gagner l’appui des « ex », ces byvchie, qui occupaient les postes clés du pouvoir à l’époque soviétique. La nostalgie de ces gens est si forte que l’idéologie qui sous-tend le capitalisme à la sauce Poutine se rapproche chaque jour davantage de l’état d’esprit qui a régné au plus haut de la période de stagnation des années Brejnev, de la fin des années 1970 au début des années 1980.



Anna Politkovskaïa*,
La Russie selon Poutine, extraits,
Éditions Buchet/Chastel, 2003.


* Anna Politkovskaïa a été assassinée le 7 octobre 2006. Toute une partie de la Russie et de l’opinion internationale réclame toujours des éclaircissements sur les circonstances réelles de son décès.

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