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Tristesse animal noir

mise en scène Stanislas Nordey

: Des personnages contrastés, contradictoires

J’ai aimé l’intelligence de sa structure en trois parties: avant, pendant et après la catastrophe, ainsi que la force rare des trois modes d’écriture: le mélange entre dialogues et didascalies dans la première partie, la forme plus ouverte de la deuxième partie, exprimée par des tirets, et la troisième partie, avec une succession de scènes courtes. En ce sens, pour sa richesse formelle et sa connaissance profonde des ressorts du théâtre, le texte est presque un cas d’école. Mais à côté de cette structure intellectuelle forte, il y a beaucoup d’émotion et deux moments de climax inouïs : la mort de l’enfant et le suicide de Paul. (...)
Je pense que l’auteur porte un regard lucide, mais pas moraliste, ni accusateur, sur les personnages : ce n’est pas un pamphlet. Elle laisse les choses beaucoup plus ouvertes. Anja Hilling étudie les personnages comme s’ils étaient des scarabées, des rats de laboratoire – un peu comme dans l’installation d’art contemporain de la troisième partie: ce sont des personnages sous observation. Elle créé des personnages contrastés, contradictoires, ni blancs, ni noirs, magnifiques, mais aussi pleins de compromissions; et ce avec beaucoup de délicatesse. C’est vrai qu’ils ont chacun une part d’opportunisme, de cynisme : ils mentent à la police, refusent d’assumer la responsabilité de la catastrophe, etc. En même temps, ils sont bouleversants ; d’une certain façon, Anja Hilling piège ses personnages, leur faisant atteindre une forme de conscience : Jennifer se met à photographier les animaux morts, Oskar veut se rendre à la police, Paul se laisse happer par le vide dans une impulsion impromptue. La catastrophe sert de révélateur pour les personnages, c’est ce qui est intéressant. Anja Hilling écrit une pièce à hauteur d’homme : elle établit un état des lieux, pour raconter à quel point l’homme s’est détaché de la nature. (...)
L’enfant mort est un autre topos qui revient dans le théâtre contemporain, chez Edward Bond ou Sarah Kane par exemple. C’est un point de fixation, de crispation, qui est le signe pour moi d’une certaine santé du théâtre. C’est l’éternelle variation du sacrifice d’Iphigénie. L’enfant sacrifié représente la quintessence de l’horreur et ne quitte jamais le coeur de notre imagination. Comment survivre à la perte d’un enfant ? Comme Wajdi Mouawad, qui reprend Sophocle, Anja Hilling ose aller au plus profond de nos peurs. L’effet doit être cathartique, nous sommes en plein dans la catharsis aristotélicienne. (...)
Je ne pense pas que les références qu’elle donne dans la pièce renvoient à un militantisme écologique. Si l’on prend Walden de Thoreau, ce qui ressort dans son livre, c’est la poésie de la nature, la nature en tant que poésie. La première chose à laquelle j’ai pensé, c’est la forêt de Bambi, ce lieu de l’inconnu, qui condense toutes les peurs de l’enfance ; en même temps, cette forêt est un lieu de poésie, de fascination. C’est la forêt des contes, qui fascine et qui fait peur. Mais aussi l’endroit originel, l’endroit de l’ombre... qui s’oppose à la ville, laquelle a l’illusion d’avoir embrigadé la nature, de l’avoir évacuée...
Pour finir, c’est le Paradis Perdu: la première description de la nature dans Tristesse, c’est le jardin d’Éden. Par la réflexion sur la nature, l’homme fait un bilan surtout sur lui-même... C’est pourquoi je ne pense pas que ce soit une pièce moraliste, judéo-chrétienne : l’auteure y décrit plutôt un mouvement cyclique, naturel...
D’ailleurs, le mouvement cyclique qu’on peut relever au niveau de la structure, revient en tant qu’axe thématique fort de la pièce : les mouvements cycliques de la vie. La nature efface et recommence, par une sorte de régénération cyclique... C’est comme dans Théorème de Pasolini, où après le passage de l’ange, les personnages restent à nu, dans le plus grand désarroi... (...)
Chez Sarah Kane, il y a représentation de l’horreur, on voit le meurtre du bébé sur scène, alors que chez Hilling, pas du tout, car l’horreur est mise à distance par le récit. L’insoutenable devient supportable grâce à la mise à distance du récit. Mais au fond, on n’interroge la question du vivant que si l’on est confronté à la mort. Il y a aussi une beauté dans l’horreur : les cadavres sont calcinés, les corps se sont consumés – que ce soient les arbres, les animaux, les hommes – tout est blanc argenté. Comme à Pompéi. Ce n’est pas un hasard si dans Tristesse, les corps restent figés dans le vivant: la mort nous oblige à nous interroger sur le statut de la vie à l’oeuvre. Dans la ville, au contraire, nous sommes confrontés sans cesse à l’inanimé : dans la troisième partie, le vivant devient abstrait, et la nature est cristallisée, transcendée dans une installation d’art contemporain.


Stanislas Nordey
Entretien avec Angela de Lorenzis, novembre 2012 - extraits

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