: Des personnages contrastés, contradictoires
J’ai aimé l’intelligence de sa structure en trois parties: avant,
pendant et après la catastrophe, ainsi que la force rare des trois
modes d’écriture: le mélange entre dialogues et didascalies dans la
première partie, la forme plus ouverte de la deuxième partie,
exprimée par des tirets, et la troisième partie, avec une succession
de scènes courtes. En ce sens, pour sa richesse formelle et sa
connaissance profonde des ressorts du théâtre, le texte est
presque un cas d’école. Mais à côté de cette structure intellectuelle
forte, il y a beaucoup d’émotion et deux moments de climax
inouïs : la mort de l’enfant et le suicide de Paul. (...)
Je pense que l’auteur porte un regard lucide, mais pas moraliste, ni
accusateur, sur les personnages : ce n’est pas un pamphlet. Elle laisse
les choses beaucoup plus ouvertes. Anja Hilling étudie les personnages
comme s’ils étaient des scarabées, des rats de laboratoire – un peu
comme dans l’installation d’art contemporain de la troisième partie:
ce sont des personnages sous observation. Elle créé des personnages
contrastés, contradictoires, ni blancs, ni noirs, magnifiques, mais
aussi pleins de compromissions; et ce avec beaucoup de délicatesse.
C’est vrai qu’ils ont chacun une part d’opportunisme, de cynisme :
ils mentent à la police, refusent d’assumer la responsabilité de la
catastrophe, etc. En même temps, ils sont bouleversants ; d’une
certain façon, Anja Hilling piège ses personnages, leur faisant
atteindre une forme de conscience : Jennifer se met à photographier
les animaux morts, Oskar veut se rendre à la police, Paul se laisse
happer par le vide dans une impulsion impromptue. La catastrophe
sert de révélateur pour les personnages, c’est ce qui est intéressant.
Anja Hilling écrit une pièce à hauteur d’homme : elle établit un état
des lieux, pour raconter à quel point l’homme s’est détaché de la
nature. (...)
L’enfant mort est un autre topos qui revient dans le théâtre
contemporain, chez Edward Bond ou Sarah Kane par exemple. C’est
un point de fixation, de crispation, qui est le signe pour moi d’une
certaine santé du théâtre. C’est l’éternelle variation du sacrifice
d’Iphigénie. L’enfant sacrifié représente la quintessence de l’horreur
et ne quitte jamais le coeur de notre imagination. Comment survivre à la perte d’un enfant ? Comme Wajdi Mouawad, qui reprend Sophocle,
Anja Hilling ose aller au plus profond de nos peurs. L’effet doit être
cathartique, nous sommes en plein dans la catharsis aristotélicienne.
(...)
Je ne pense pas que les références qu’elle donne dans la pièce
renvoient à un militantisme écologique. Si l’on prend Walden de Thoreau,
ce qui ressort dans son livre, c’est la poésie de la nature, la nature
en tant que poésie. La première chose à laquelle j’ai pensé, c’est la
forêt de Bambi, ce lieu de l’inconnu, qui condense toutes les peurs
de l’enfance ; en même temps, cette forêt est un lieu de poésie, de
fascination. C’est la forêt des contes, qui fascine et qui fait peur.
Mais aussi l’endroit originel, l’endroit de l’ombre... qui s’oppose à la
ville, laquelle a l’illusion d’avoir embrigadé la nature, de l’avoir évacuée...
Pour finir, c’est le Paradis Perdu: la première description de la
nature dans Tristesse, c’est le jardin d’Éden. Par la réflexion sur la
nature, l’homme fait un bilan surtout sur lui-même... C’est pourquoi
je ne pense pas que ce soit une pièce moraliste, judéo-chrétienne :
l’auteure y décrit plutôt un mouvement cyclique, naturel...
D’ailleurs, le mouvement cyclique qu’on peut relever au niveau de la
structure, revient en tant qu’axe thématique fort de la pièce : les
mouvements cycliques de la vie. La nature efface et recommence,
par une sorte de régénération cyclique... C’est comme dans Théorème
de Pasolini, où après le passage de l’ange, les personnages restent
à nu, dans le plus grand désarroi... (...)
Chez Sarah Kane, il y a représentation de l’horreur, on voit le meurtre
du bébé sur scène, alors que chez Hilling, pas du tout, car l’horreur
est mise à distance par le récit. L’insoutenable devient supportable
grâce à la mise à distance du récit. Mais au fond, on n’interroge la
question du vivant que si l’on est confronté à la mort. Il y a aussi
une beauté dans l’horreur : les cadavres sont calcinés, les corps se
sont consumés – que ce soient les arbres, les animaux, les hommes –
tout est blanc argenté. Comme à Pompéi. Ce n’est pas un hasard si
dans Tristesse, les corps restent figés dans le vivant: la mort nous
oblige à nous interroger sur le statut de la vie à l’oeuvre. Dans la
ville, au contraire, nous sommes confrontés sans cesse à l’inanimé :
dans la troisième partie, le vivant devient abstrait, et la nature est
cristallisée, transcendée dans une installation d’art contemporain.
Stanislas Nordey
Entretien avec Angela de Lorenzis, novembre 2012 - extraits
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