: Entretien avec Stéphane Olry
Quelle est l’origine de ce projet des 13 semaines de vertus ? Comment avez-vous eu connaissance de ce texte, et envie de le monter ?
Stéphane Olry : « Nous sommes en résidence
pour trois ans au château de la Roche-
Guyon ; Yves Chevalier, le nouveau
directeur, avait dans son cahier des charges
une manifestation sur Franklin, et il m’a
demandé de faire un spectacle sur lui. Ce
spectacle est donc une commande.
Je ne connaissais rien sur Franklin, à part ce
que tout le monde sait – “le père de
l’indépendance américaine”, “l’inventeur du
paratonnerre”, etc… Et c’est en faisant des
recherches que j’ai découvert que dans les
réserves centrales des bibliothèques de la Ville
de Paris se trouvaient des mémoires de
Franklin : un livre apparemment peu
emprunté, que j’ai lu, et qui m’a beaucoup
plu. Ce sont vraiment les mémoires d’un tout
jeune homme, puisqu’elles s’interrompent
lorsque Franklin a 40 ans. Un jeune homme
qui évolue dans un monde très chaotique, en
train de se constituer (l’Amérique du début
du XVIIIe siècle). Et c’est aussi l’histoire d’un
autodidacte, d’un self-made man, qui part vivre
sa vie dans une ville inconnue, à Philadelphie,
à l’âge de 17 ans. Franklin est donc quelqu’un
qui se trouve obligé d’organiser sa vie dans ce
monde chaotique. Et à 26 ans, il raconte
avoir inventé cet “exercice de 13 semaines
pour devenir vertueux”, pour entretenir la
vertu. Personnellement, cela m’a intéressé
d’autant plus que je suis fils et petit-fils de
militaire : j’ai été élevé dans ce monde de
valeurs des vertus républicaines, que j’étais un
peu invité à prendre comme des évidences…
D’un coup, je découvrais ainsi d’où ces
valeurs provenaient. Et il m’a semblé
intéressant de les redécouvrir, de les
réexplorer, mais aussi – puisqu’il s’agit d’un
exercice pratique – d’affronter directement la
question en les mettant moi-même en
pratique.
Puisqu’il y avait une commande, il y avait
aussi une date : je savais que ce spectacle
devait être créé le troisième week-end de
septembre 2006, j’avais un budget (qui ne me
permettait pas d’avoir sur scène 13 comédiens
pour y incarner les 13 vertus)… et en
regardant mon agenda, j’ai constaté que
j’avais juste le temps de faire cet exercice : les
3 mois nécessaires, après quoi il me restait, grosso modo, un mois et demi pour écrire et
répéter.
Vous avez tenu un journal quotidien durant cet exercice, qui s’est constitué aussi à partir d’entretiens téléphoniques hebdomadaires avec Frédéric Révérend, dramaturge et théologien…
Stéphane Olry : « Je savais que j’allais tenir un
journal. Ce qui m’inquiétait davantage,
c’était de faire l’exercice sans “garde-fou”,
sans regard extérieur. Parce que, sans aller
jusqu’à parler de griserie, il est assez facile,
avec ce genre d’exercices, de partir dans une
sorte d’excès complet : l’enthousiasme du
“toujours moins” (sourire)… Il se trouve que
j’ai maigri de 13 kilos pendant l’exercice. Il ne
s’agit pas d’une grève de la faim, mais disons
qu’il y a beaucoup de choses que l’on peut
appliquer au pied de la lettre, dont on peut
être tenté de faire une lecture totalement
intégriste : s’en tenir à la prescription dans
ce qu’elle a de plus bête… Or, j’avais besoin
d’avoir non seulement un retour, à la fois sur
les instructions que donne Franklin et sur le
champ que recouvre chacune de ces vertus,
mais aussi quelqu’un qui puisse me servir de
confident.
J’ai donc demandé à Frédéric Révérend de
jouer ce rôle. Je le connais depuis vingt ans,
nous avons partagé les Bouffes du Nord
lorsque nous avons joué l’un et l’autre au
Printemps du Théâtre, il a participé aux
salons de lecture, beaucoup travaillé sur
l’improvisation, et il est aussi théologien,
spécialiste en exégèse biblique, écrivain…
C’était la bonne personne, d’autant que
notre éloignement géographique lui
permettait d’être dans la confidence sans
tomber dans l’empathie. Nous nous
retrouvions au téléphone une fois par
semaine, Frédéric me donnait sa lecture de la
vertu à venir, une sorte d’analyse et quelques
exercices pour l’appréhender (au plan de la
dramaturgie, il m’a surtout aidé à secouer un
peu les idées quand elles se présentaient, à les
pousser au bout). Et moi, je lui racontais ce
que contenait en gros mon journal, une sorte
de résumé de la semaine, pour qu’il sache un
peu où j’en étais.
Ces entretiens ne sont pas utilisés dans le
spectacle. Celui-ci est constitué par le journal –
le récit de mon expérience, forcément nourri
des instructions de Frédéric. Peut-être un jour
ferons-nous la vidéo de l’exercice, à la Ron
Hubbard (sourire)… Mais pour l’instant, nous
envisageons seulement d’en publier le journal,
dans une version un peu différente : un texte
reprenant essentiellement des extraits du journal, suivi d’une sorte de postface, un an
après, sur ce qui reste de cette pratique dans
ma vie quotidienne. J’ai essayé de me demander
ce que pourraient être les vertus que moi,
aujourd’hui, je choisirais si j’avais à faire
l’exercice. Car il y a côté très pragmatique, très
“américain” dans la démarche de Franklin, et
notre spectacle a un petit côté “réunion
Tupperware” : je trouve bien que les
spectateurs puissent repartir avec une sorte de
vademecum de la vertu (sourire)…
Concrètement, à quoi ressemble ce texte de Franklin, comment se présente-t-il ?
Stéphane Olry : « C’est un texte très court, il tient en trois pages. C’est très pragmatique, très « à l’américaine » : à chaque vertu, il adjoint une courte sentence qui décrit grosso modo ce qu’il faut faire, de manière parfois extrêmement lapidaire. Par exemple, pour la dernière, l’humilité (qui n’est pas forcément la plus facile des vertus), il se contente d’indiquer : “Imitez Jésus-Christ et Socrate.” Vaste programme ! À l’inverse, d’autres sont très longues, comme la chasteté : “Livrez-vous rarement aux plaisirs de l’amour, n’en usez que pour votre santé ou pour avoir des descendants, jamais au point de vous abrutir ou de perdre vos forces jusqu’à nuire au repos et à la réputation de vous ou des autres.” On sent que Franklin est un peu embêté avec ça… Alors que sur le silence, il est plus intéressant – “Ne dites que ce qui peut être utile aux autres ou à vous-mêmes.” : il ne demande pas de garder un silence absolu, c’est autre chose – quelque chose de plus politique d’ailleurs… Il faut préciser que les exercices et les vertus sont cumulatifs : la dernière semaine – celle de l’humilité –-, j’étais ainsi obligé de tenir des habitudes de vie que j’avais initiée treize, douze, onze, dix etc. semaines auparavant.
Comment avez-vous ensuite transposé cela de façon « spectaculaire » ?
Stéphane Olry : « Après avoir fini l’exercice et relu
le journal, c’est l’idée de traversée qui s’est
imposée. Ce texte est une sorte de voyage au
pays des vertus, avec un début, une traversée,
une fin. Par ailleurs, le château de la Roche-
Guyon n’a pas de théâtre. De notre côté, nous
avons développé tout un projet sur les salons –
et Franklin était lui-même un homme des
salons. Il nous a donc paru assez clair que ce
spectacle serait un compte-rendu, comme
l’aurait fait un voyageur du XVIIIe siècle
entouré d’un cercle de personnes qui sont au
même niveau que lui et pensent qu’ils
pourraient faire le même voyage que lui. Je suis
le voyageur, mais je ne suis pas en position
magistrale. Je me suis adjoint un aide, Mathias
Poisson, qui, lui, incarne les vertus, leur
donne une figure : pour la chasteté, par
exemple (la photo qui illustre le programme du
Festival d’automne), il fait un strip-tease en
dansant sur la chanson J’aime regarder les filles.
Pour ses interventions, il utilise exclusivement
des objets que l’on peut trouver dans un salon,
ou des choses que l’on peut faire dans un
salon. C’était une autre des contraintes que
nous étions imposées pour ce spectacle qui a
été monté très vite – volontairement, afin de
jouer la règle du jeu du temps…
J’ai ensuite choisi les extraits du journal, dans
un premier temps, de manière extrêmement
arbitraire, en prenant tous les vendredis (je
commençais chaque vertu le lundi), moments
où les vertus étaient “rodées”, mais où aussi,
parfois, je commençais vraiment à en avoir
marre (sourire)… Car il y a eu des moments de
découragement et de ras-le-bol total ! »
Ces contraintes sont de toute façon partie intégrante de votre démarche artistique : vous avez toujours essayé de casser la frontalité du rapport au spectateur, avec notamment votre Revue Eclair. Comment 13 semaines de vertus – exercice au cours duquel vous avez certainement évolué personnellement – s’intègre-t-il à ce cheminement ?
Stéphane Olry : « Il est vrai que nous aimons la
proximité avec les spectateurs : non pour le
plaisir de s’asseoir sur leurs genoux, mais tout
simplement pour nous mettre au même niveau
qu’eux. Cette expérience que j’ai faite, ce
voyage, c’est un voyage que n’importe qui peut
faire. Et puis je suis un autodidacte, comme
Franklin : je n’ai pas de formation
philosophique, tout ce que je sais je l’ai attrapé
à droite à gauche, essentiellement au cours de
discussions, et au fond, les questions que je me
pose, je pense que n’importe qui peut se les
poser. Étonnamment, d’un côté cela paraît
extrêmement peu de chose, et en même temps
cela mène assez loin : c’est cela qui m’intéresse
dans ce rapport au spectateur, le fait qu’à
travers le journal, il se pose des questions très
personnelles, et en même temps, pour moi,
très politiques. (Le fait du théâtre, l’acte de se
retrouver ensemble, est aussi, de toute façon,
un geste politique, auquel la société
d’aujourd’hui ne prédispose pas forcément : il
faut sortir le soir, dans la nuit, parfois sous la pluie, au risque en plus de voir un mauvais
spectacle…)
L’assemblée qui se retrouve autour de ces 13 semaines de vertus reprend donc ce que Franklin
faisait avec ce qu’il appelait une “junte” – des
groupes de personnes qui se réunissent pour
“s’inquiéter” de la vie de la communauté. Car
ces Semaines questionnent à la fois la manière
dont on vit, mais surtout la manière dont on
vit avec les autres – vivre tout seul ne m’intéresse
pas du tout. Ce ne sont pas des vertus
religieuses, des vertus de retrait du monde. La
dimension théologique, religieuse, n’est
présente que dans la mesure où elle imprégnait
la société de cette époque. Franklin, encore
une fois, est un autodidacte : il a lu un peu les
Stoïciens, mais aussi la Bible comme tout le
monde, il est dans une société très puritaine :
sa “philosophie” mélange des bribes de tous ces
savoirs, et il définit son action politique
comme cette “morale” (ce travail sur les vertus)
comme quelque chose de profondément laïc.
La foi, pour lui, est une vertu totalement
inutile – dans la mesure où elle n’est utile que
pour soi-même par rapport à Dieu, mais
n’influe nullement sur le bonheur ou le
malheur des personnes avec qui je vis. C’est un
utilitariste qui, selon moi, ne s’intéresse aux
vertus que dans la mesure où elles sont liées
avec notre manière de vivre au quotidien –
dans son cas (il était imprimeur), la manière
dont il traite d’un point de vue humain ou
commercial, comment il organise son
entreprise, travaille avec les ouvriers, se
comporte avec sa famille, avec ses
concitoyens… Ce sont ces questions-là qu’il se
pose. »
Propos recueillis par David Sanson
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