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Tout mon possible

mise en scène Denis Podalydès

: Propos de l'auteur

Je suis parti d'une impression difficile à définir, celle que donnent, parfois, certaines personnes particulièrement accomplies ou "épanouies" qui, dans leurs moindres gestes, semblent en pleine harmonie avec elles-mêmes, faisant, à chaque instant, tout ce dont elles sont capables, "tout leur possible", comme on dit, réalisant pleinement ce pour quoi elles sont faites, toujours au sommet de leur forme, toujours donnant le meilleur d'elles-mêmes, tenant toutes leurs promesses, parfaites, en un mot, mais d'une perfection qui leur est propre et qui n'est pas celle d'un autre - aussi admirable soit-il -, parfaites à leur manière, dans leur genre, à leur échelle.


Impression troublante et douloureuse à la fois, pour qui, comme la plupart d'entre nous, craint, au contraire, de ne pas être devenu tout ce qu'il aurait pu être, de ne pas avoir accompli l'avenir qu'il avait, d'avoir gâché une partie de ses chances et de ses talents, déçu les espoirs qu'on plaçait en lui, trahi sa propre cause.


Chacun reconnaîtra, dans ce type d'expérience et dans la manière dont nous savons en parler, quelque chose de très familier et de très compliqué à la fois, une sorte de métaphysique ordinaire que nous comprenons tous ou, du moins, que nous pratiquons et que nous savons faire fonctionner, par exemple, quand on dit d'un sportif qu'il "a un gros potentiel", que l'on "croit" en lui, ou encore qu'il "est un espoir", qu'on attend de lui qu'il "confirme" et qu'on craint qu'il ne "déçoive".


C'est cette métaphysique étrangement familière de l'accomplissement de soi qui anime et travaille, avec une vigueur inhabituelle, les esprits tourmentés des patients du docteur Double, d'autant plus que ce dernier, croyant les aider, prétend avoir conçu, pour arranger leurs affaires, un double de chacun d'eux dont la particularité est, précisément, d'être eux-mêmes au plus haut point.


Cette tentative généreuse et philanthropique aura des conséquences désastreuses que le docteur n'avait absolument pas prévues : loin d'apaiser ses patients, elle va jeter dans leurs esprits fragiles et impressionnables, le germe d'une réflexion compulsive, faisant d'eux d'inquiets apprentis métaphysiciens, des petits penseurs douloureux, traînant partout avec eux des prémisses comprises à moitié et les conclusions effrayantes qu'ils en tirent : hanté par l'idée de sa propre perfection, Lucas, bientôt, ne supportera plus de savoir que, quelque part, quelqu'un d'autre que lui accomplit celle-ci à sa place, et décidera de se venger du docteur en prenant le pouvoir sur son cabinet médical et en s'en servant pour ses propres recherches ; quant à Rose, elle finira, au grand désespoir de son mari -qui, tout compte fait, la préférait imparfaite-, par ne plus savoir qui elle est, elle-même - l'original -, ou le double que le docteur a conçu pour elle.


Tout ceci ne serait que des péripéties thérapeutiques ordinaires, si Double lui-même ne semblait, à son tour, gagné par cette logique désastreuse qu'il a lui-même suscitée, se perdant dans d'étranges conjectures à propos du sexe d'un double qu'il aurait créé de lui-même. Tout mon possible est le roman de ces quatre esprits malades, déréglés par les principes pervers que le docteur, croyant bien faire, y a déposés, une aventure toute de pensée au début, qui débouchera, pour finir, sur une débâcle bien réelle où les corps iront se perdre de même que les esprits.

Emmanuel Bourdieu

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