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Roberto Zucco

mise en scène Richard Brunel

: Au-delà du réel

Entretien avec Richard Brunel, metteur en scène et Catherine Ailloud-Nicolas, dramaturge

CATHERINE AILLOUD-NICOLAS : Pourquoi avoir choisi cette pièce? Avais-tu par rapport à Koltès une appétence particulière, est-ce cette pièce, en particulier, qui t’a attiré ?


RICHARD BRUNEL : J’ai commencé à découvrir Koltès en tant que jeune comédien. Et même en travaillant pendant ma formation sur des extraits de Quai Ouest, je ne comprenais pas comment le jouer, comment articuler la pensée, cela restait assez énigmatique. J’ai vu peu de mises en scène de pièces de Koltès si ce n’est Roberto Zucco, à la création en France, au TNP, par Bruno Boeglin quand j’étais lycéen. J’ai gardé un bon souvenir de Retour au désert, par Jacques Nichet. Mais je ne peux pas dire, qu’au fond, j’étais un acteur ou un metteur en scène qui voulait absolument travailler sur l’écriture Koltès. Peut-être aussi parce que Koltès était très marqué à une certaine époque par son lien fort, quasi exclusif, avec Chéreau. Pendant longtemps, peu de metteurs en scène montaient Koltès, parce que c’était le territoire de Chéreau, même durant les années qui ont suivi la mort de Koltès. Or, les hasards de la vie et ma nomination à Valence ont fait que Patrice Chéreau a monté La Nuit juste avant les forêts à La Comédie, en 2010. Le CDN était producteur délégué du spectacle. J’ai pu observer son travail précis sur la langue de Koltès, sur ses images, son aspect tranchant, sa musicalité, son opacité aussi car ce texte est une seule phrase dont la pensée est rebelle, coupante. Ce fut très intéressant de suivre l’incarnation de cette langue, les images qu’elle produit.
Mais je n’aurais peut-être pas franchi le pas sans une incitation de l’Institut culturel français de Russie qui m’a proposé de travailler sur Koltès. Ils m’ont orienté vers Quai Ouest ou Combat de nègre et de chiens. À cette occasion, j’ai relu toutes les pièces et la seule qui m’a semblé correspondre à mes interrogations, mes obsessions, mon théâtre, c’est Roberto Zucco. Elle a des correspondances avec Les Criminels de Bruckner grâce à ses thèmes mais aussi à son identité de pièce-enquête et à ses séquences successives. Par d’autres aspects, c’est une pièce élisabéthaine : Hamlet de Shakespeare y est un motif obsédant.


CATHERINE AILLOUD-NICOLAS : Est-ce une pièce particulière dans l’oeuvre du dramaturge ?


RICHARD BRUNEL : Sans doute. Peut-être parce c’est la dernière pièce qu’il écrit avant de mourir. Il se sait condamné. « Juste avant de mourir » est même le nom d’une des scènes de la pièce. Dans cette scène, Roberto Zucco dit « Je ne veux pas mourir, je vais mourir ». Sa cavale est une course vers la mort. Comme une tentative d’évasion. Il tente de s’échapper de lui-même, de quitter le monde en prenant de la hauteur. C’est une trajectoire mythique qui traite de la famille. Sa famille qu’il a assassinée, la famille de la Gamine dont on assiste à la décomposition, la famille amputée de la Dame élégante… Toutes les familles se disloquent après le passage de Zucco.


CATHERINE AILLOUD-NICOLAS : Tu es souvent intéressé par la question de la monstruosité, et là, dans cette pièce, est-elle présente ? Comment la traiter ?


RICHARD BRUNEL : Une des difficultés de la pièce est de ne faire de Zucco ni un monstre ni un héros mais un individu qui déraille et dont la violence à l’égard du monde se retourne contre lui. C’est cela qui m’intéresse. Au fond, qu’est-ce que c’est que cette violence qui est contenue dans les individus ? Comment se fabrique-t-elle ? Comment réussit-on ou échouons-nous dans l’effort de la canaliser ? Quelle est cette part de pulsion de meurtre que nous contenons ? Le meurtre gratuit évoque le recours défoulatoire d’une société malade. L’homicide devient d’une banalité confondante. Le monde est rempli de meurtriers, de tueurs, d’imbéciles mais si on répond avec les mêmes armes, on devient un meurtrier. En même temps, il n’y a pas de jubilation du meurtre dans la pièce. Il n’y a pas du tout ce qu’on pourrait voir aujourd’hui, des gens qui en tuent d’autres par une forme de jouissance, de perversité. Il y a un mystère du déraillement, puisque tout le monde dit que Roberto a déraillé, que tout allait bien jusqu’à un certain temps. Tout à coup, ça déraille, mais il n’y a pas d’explication de ce déraillement. Même lui, il se regarde dérailler sans nommer pourquoi il déraille. Parfois il parle d’amour, de désir, il dit que « personne n’aime personne », que l’individualisme est tel que la mort est encore plus présente. Le mystère est entier.


CATHERINE AILLOUD-NICOLAS : C’est un fait divers. Est-ce que cette notion t’intéresse ? T’es-tu renseigné sur Succo ? Qu’apporte finalement toute cette recherche à la lecture de la pièce ?


RICHARD BRUNEL : Ce qui est intéressant c’est de voir comment la réalité inspire l’auteur. Koltès raconte qu’il a vu à la télévision Roberto Succo sur le toit de la prison, torse nu, en train de jeter des projectiles sur les journalistes et sur la police, que ça l’a fasciné et cette image-là, il la transfigure en écrivant la scène finale « Zucco au soleil ». Il est vrai que cela reste troublant de voir les images réelles, de voir Succo sur le toit qui hurle, qui s’agrippe à un fil électrique pour aller jusqu’à un mur, et qui tombe, tout ça, en direct à la télévision, c’est hors du commun. L’image marque mais il n’y pas d’intérêt à la reproduire telle quelle. De même, dans le passage de la personne au personnage, il y a écart, complexification, manque. Là où le vrai Succo peut être réduit à un cas schizophrénique, avec le personnage de Koltès, on quitte cette simple explication, on la dépasse. Il n’y a pas de résolution, il y a autant de perspectives que de spectateurs.
Je souhaite travailler avec les acteurs en profondeur, pour que la violence puisse s’exprimer au-delà de la reproduction de la réalité. Au moment où nous parlons, je n’ai pas encore lu le livre de Pascale Froment Je te tue, histoire vraie de Roberto Succo, assassin sans raison, elle a reconstitué le puzzle du « monstre de la Mestre » et a suivi durant deux ans la trace du tueur. Elle a également rencontré Koltès. Il aurait écouté quelques extraits d’enregistrements réels dans lequel Succo disait : « Être ou ne pas être…il n’y a pas de mots, il n’y a rien à dire… Tôt ou tard, on doit tous mourir. Tous. Et ça, ça fait chanter les abeilles. Ça fait rire les oiseaux… ». Koltès interprète et écrit : « (…) Je crois qu'il n'y a pas de mots, il n'y a rien à dire. Il faut arrêter d'enseigner les mots. Il faut fermer les écoles et agrandir les cimetières. De toute façon, un an, cent ans, c'est pareil ; tôt ou tard, on doit tous mourir, tous. Et ça, ça fait chanter les oiseaux, ça fait rire les oiseaux.». La réalité s’efface derrière l’écriture. L’oeuvre d’art n’est pas réductible à la reproduction du réel..


CATHERINE AILLOUD-NICOLAS : Tu viens de faire une session de travail avec des jeunes élèves du conservatoire de Lyon et un stage à La Comédie. Ces sessions avaient comme objet d’expérimenter le rapport à la langue. Qu’est-ce que tu as appris des difficultés qu’il y avait à travailler ces scènes ou ces textes avec des jeunes ? Qu’est que ça a révélé pour toi, que tu n’avais pas forcément vu à la lecture ?


RICHARD BRUNEL : La première chose que cela requiert, est une précision extrême dans le rapport à la langue et dans le même temps dans le rapport à la situation. C'est-à-dire qu’il faut déjouer l’anticipation et surtout révéler toutes les ambiguïtés que la langue contient : ne pas donner de solution. Il faut arriver à rendre libre l’acteur pour que, dans une certaine zone de jeu, il puisse développer toute une gamme de nuances dans une frange de jeu très fine et cela, c’est complexe. C’est une langue qui peut être extrêmement drôle et pour en trouver la drôlerie ou l’absurdité, il ne faut pas avoir peur d’une concrétude, d’une grande sincérité et immédiateté. Il ne faut pas que l’acteur cherche à faire rire, il faut être très immédiat, presqu’un peu soupe au lait, il faut que ça déborde, puis que ça se calme et que ça déborde, comme si l’acteur avait la main sur le brûleur de gaz et qu’il augmente la température et la fasse redescendre sans arrêt, il y a quelque chose d’instable. Travailler sur l’instabilité, voir comment la violence vient, ne pas l’anticiper ; comment un lapsus, un écart de langage, un malentendu crée de la violence ou de la brutalité. Parler c’est faire des échanges à deux, il y a toujours le deal, à la fin : le deal de la solitude, le marché, la négociation. Il faut faire très attention à la contamination et au fond, si les acteurs jouent ensemble, ils ne doivent pas jouer pareil. C’est indispensable. Une vraie différence entre les acteurs est nécessaire même si c’est la même langue, pour que chacun marque son altérité et ses enjeux. Dans toutes les scènes, il y a de l’urgence dans cette langue. Un sentiment d’urgence très fort. « Jouer comme une formidable envie de pisser et quitter la scène au plus vite » disait Koltès.


CATHERINE AILLOUD-NICOLAS : Un des axes de ta mise en scène est de lutter contre la fragmentation, d’unifier cette histoire, de créer des liens. Quelles incidences cela va-t-il avoir ?


RICHARD BRUNEL : Le danger, c’est l’éclatement. Cela concerne l’espace tel qu’il est écrit puisque l’on va de l’intérieur (cuisine, chambre, réception d’un hôtel) à un métro, un jardin public, une gare. Or, c’est souvent complexe de représenter les extérieurs au théâtre, c’est même peu crédible en tant que tel. Il faut évoquer avec de légers signes, faire se côtoyer des signes de l’extérieur et l’intérieur… ou peut-être faut-il assumer que tout le théâtre soit un intérieur dans lequel on trouve des signes extérieurs, créer un frottement poétique et signifiant entre des espaces contradictoires.
Il y a aussi la nécessité parfois d’ancrer les débuts de scène bien avant le moment où elles commencent dans la pièce. Inventer des préludes même si ce n’est pas forcément visible ou à demi visible, au second plan, au troisième plan. En fait Koltès a quasiment évacué les entrées et les sorties des personnages. On prend les scènes en cours de route et parfois elles se suspendent. Il faut faire du montage comme au cinéma. Je crois que c’est le rôle de la scénographie de permettre cette coexistence, de créer un monde dans lequel il y ait tout, de faire en sorte que chaque scène puisse se jouer pleinement tout en donnant sens à l’ensemble. C’est un défi, c’est passionnant.
On peut unifier l’ensemble grâce à la présence d’une foule qui peut surgir à chaque instant. Tout à coup, à la fin de la scène du métro, tous les gens arrivent. C’est comme si la foule engloutissait la scène, créant un fondu enchaîné. Le métro reprend vie alors que peu de temps auparavant, le focus était mis sur l’errance de deux personnages.
Enfin, le lien peut être thématique. Dans la pièce il y a tout un parcours de la visibilité vers l’invisibilité. Les occurrences de « Je veux voir » ou « Je ne veux plus te voir » sont nombreuses. Zucco dit à sa mère qu’il aimerait être transparent. Il dit que c’est le sang qui rend visible. Alors est-ce qu’il ne produit pas de la violence pour être vu ? Visible et invisible, c’est au coeur de la pièce. Avec Zucco, je pense qu’on peut travailler cette thématique-là, sous de multiples facettes : ce qu’on voit, ce qu’on ne veut pas voir, ce qu’on cache, comment on est aveuglé. Il y a une métaphore théâtrale passionnante avec la lumière, avec l’espace, avec le jeu et avec ce qu’on donne à voir au spectateur.


Propos recueillis en octobre 2014

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