theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Plus loin que loin »

Plus loin que loin

mise en scène Pierre Foviau

: La scène est une île

La scène est une île, perdue dans l’Atlantique sud, au large des deux Caps. Du bateau qui deux fois par an approvisionne les îliens en denrées du continent, vient de débarquer, en tenue de ville et veste de tweed, Francis, le neveu, parti depuis de longs mois. Sa tante Mill et son oncle Bill l’accueillent avec un peu de brusquerie et beaucoup de chaleur, à l’image de leurs vêtements – laine épaisse et toile grossière, tablier, coiffe et torchon... Un costume qui va bien avec la langue rugueuse et râpeuse qu’ils parlent, une langue décalée, décentrée, elliptique, un étrange dialecte populaire et paysan, une parlure créole altérée par la rudesse et l’isolement quotidiens de ces descendants de colons britanniques abandonnés sur ce caillou depuis des générations. C’est que la vie est dure sur l’île : la terre est pauvre, battue par les vents, et depuis peu l’eau du lac proteste, le volcan gronde, quelque chose menace.



Mansions
Le décor simultané dessine de petites maisons d’une pièce chacune : trois « mansions » aurait-on dit au Moyen Âge et encore au début du XVIIe siècle. La particularité de ces « mansions » ou « maisons », – les deux mots de toute façon ont la même étymologie – est ici, comme dans Dogville, le fameux film de Lars von Trier, de se résumer à leur porte d’entrée et à son chambranle, ainsi qu’à la délimitation simulée de leurs murs par du ruban adhésif collé au sol!... Elles désignent à jardin la demeure de Bill et Mill, au mobilier sommaire: table et chaise de bois laqué bleu, petit coin cuisine sous la mezzanine à laquelle on accède par une échelle et qui peut à peine contenir les mensurations d’un lit; à cour, la chambrette de Rebecca, la fiancée de Francis, enceinte pour avoir été un soir, un seul, bousculée jusqu’au viol par des marins en bordée : le mobilier de la pièce se réduit ici à un petit lit métallique blanc; au lointain, un autre petit édifice où sont alignés trois bancs de bois blanc, la petite église récemment construite par Bill, qui sert aussi, comme dans les bons westerns, de maison commune où se tiennent les assemblées villageoises quand l’urgence de la situation l’exige.
Au premier plan, enfin, un banc de bois, tout aussi brut et puritain que les autres, mais «à l’extérieur» celui-là, face à l’océan et à son au-delà, c’est-à-dire nous, les autres, la mer ou le continent de spectateurs assis sur les gradins.
Francis n’est pas revenu seul. Il est accompagné de Monsieur Hansen, un industriel bien mis, comme les gens de la ville – costume à l’élégance «british» et imperméable « fashion » – la cinquantaine dynamique, sérieux propriétaire d’usines de bocaux et de récipients de toutes sortes dans le monde entier, et néanmoins traversé d’étrange malice et de fantaisie quand il joue les illusionnistes et les prestidigitateurs. Son projet d’implanter sur l’île une usine de conditionnement de chair de langouste, pourtant, ne se réalisera pas : le volcan s’est réveillé, il faut évacuer les lieux.


Changement à vue
La composition binaire de la pièce en deux actes très distincts justifierait la présence d’un entracte. Pierre Foviau, le metteur en scène, a préféré opter pour ce qu’on appelait jadis en jargon de théâtre un «précipité», c’est-à-dire un changement de décor rapide, cependant que les spectateurs sont invités à rester dans la salle. Mais Brecht étant passé par là, le changement de décor aura lieu à la vue de ces mêmes spectateurs, les acteurs devenant, dans une sorte de neutralité chorégraphiée, presque « biomécanique », les machinistes, régisseurs ou servants de scène de leur propre espace de jeu. D’un tournemain on arrache du sol et on bouchonne les rubans adhésifs, et le plan du village disparaît comme par enchantement.
Rituel fascinant qui en quelques secondes regroupe et emballe de film transparent le mobilier du premier acte pour le métamorphoser au second en machines-outils, banc de montage et chaudières. Simultanément les lourdes tentures qui occultaient les murs nus de la cage de scène s’effondrent brutalement. Le no man’s land anachronique et l’utopie insulaire s’évanouissent et s’effacent pour céder la place à la salle de fabrication d’une usine, au sud de «la l’Angleterre», dans la grande ville industrielle et portuaire de Southampton.
Au centre de cette nouvelle aire de jeu, comme un îlot paradoxal, le bureau de Monsieur Hansen, le patron de cette usine où travaillent désormais ensemble, dans le même uniforme – une blouse de travail verte –, Francis, Bill, Mill et Rebecca.



Nature / Culture
Tout autour de la cage de scène, les coffres qui ont avalé les tentures deviennent de longs bancs verts – couleur des blouses ! – qui accueillent les personnages quand ils ne sont pas en action : même transplantée, la communauté émigrée demeure solidaire et inséparable.
Désormais, il ne sera plus question que d’acculturation, de perte des repères, de difficultés d’intégration, de nostalgie de l’ancienne vie et d’inadaptation à la nouvelle, bref d’opposition quasi ethnologique ou philosophique entre nature et culture. D’interrogations obsessionnelles et impérieuses aussi : qu’est devenue l’île après l’éruption ? De révélation de lourds secrets familiaux ou communautaires enfin : dans quelles circonstances la mère de Francis – qui est aussi la sœur de Mill – et plusieurs de ses congénères ont-ils autrefois péri ?... Comme toujours au théâtre, la crise d’identité, ici déclenchée par le traumatisme du déracinement, est productrice de vérité, de transformation, de mutation et de remise en question... C’est alors que la tragédie nous rappelle à l’ordre : quand le lac a grondé, quand la terre et le volcan ont tremblé, quand les machines s’emballent et que les chaudières surchauffent, personne n’échappe à son destin.

Yannic Mancel

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.