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Oui

d'après Oui de Thomas Bernhard
mise en scène Célie Pauthe

: Entretien avec Claude Duparfait et Célie Pauthe (2/2)

Entretien réalisé par Fanny Mentré

Comment avez-vous construit l’adaptation ensemble ?


Célie. Le premier grand choix était de déterminer la structure. Ici, nous voulons partir de la situation présente du narrateur. Sa parole est post -mortem − la Persane dont il parle n’est plus en vie, comment cette personne demeure-t-elle ?
Nous concentrons le roman essentiellement autour de la parole du narrateur car nous voulons rester en prise directe avec la langue de Bernhard. Nous avons choisi de tout recentrer autour de la relation Narrateur-Persane. Donc, très vite la question s’est posée : comment la faire apparaître, elle ?


Claude. Au début, je m’interrogeais : fallait-il représenter les autres figures présentes dans le roman − le Suisse, Moritz, la patronne de l’hôtel… − ou bien être plus restrictifs ? Célie a opté pour une position plus radicale, cela m’a convaincu.


Célie. J’étais tentée par une forme d’épure. J’ai fait cette proposition à Claude : prendre au pied de la lettre les deux titres apocryphes de Bernhard avant d’arriver à Oui, à savoir La Persane et Promenades. Les promenades en forêt du narrateur et de la Persane sont des scènes d’une intensité émotionnelle et artistique incroyable ; c’est un point d’échange, de fusion entre deux êtres comme j’en ai rarement lu. À partir de là, l’idée m’est venue de faire exister les points d’acmé des trois promenades décrites dans le roman, via des films dialogués. Faire entrer le personnage de la Persane crée forcément une subjectivité nouvelle.
Qu’est-ce qui est dit ou tu ? Dans le roman, il y a des précipités saisissants dont il faut qu’on s’empare et pour lesquels il faut trouver des réponses − ce qui, pour le coup, demande une vraie réécriture.
Donc, la structure s’est tissée autour de deux axes. D’une part, la parole d’un narrateur − Claude − qui s’adresse très directement au public et, d’autre part, les courtes séquences filmées.


En ce qui concerne la parole du narrateur, quelle est sa provenance ? Qu’est-ce qui la motive et où se situe-t-il ?


Célie. Nous situons la prise de la parole dans un temps qui serait « juste avant l’écriture », avec un personnage qui, ici et maintenant, dans une salle de théâtre, a besoin de convoquer un auditoire, des humains, pour partager avec eux un tourment, une question sans réponse, une obsession. Que s’est-il passé avec cette femme, la Persane ? Qu’est-ce qui a été déposé en lui ? Comment peut-il continuer à vivre, reprendre ses études scientifiques, musicales, philosophiques, continuer son chemin après ce deuil ?
Il y a vraiment l’idée d’une « convocation » d’un auditoire. Dans Des arbres à abattre, il y avait une forme d’adresse au public, mais là, nous voulons aller plus loin, c’est-à-dire faire tomber toute idée de fiction, que la situation théâtrale à sa racine soit celle qui nous emporte dans le roman. L’homme qui parle a besoin des gens car, comme il le dit : « Il est possible que l’on soit sauvé par le simple fait de comprendre clairement un moment décisif et de faire une analyse de tout ce qu’implique ce moment. » Alors, c’est comme une expérience de remémoration et de recomposition, qui se vit en direct avec chaque personne présente ce soir-là.


Claude. Il y a ce dilemme impossible à résoudre chez Bernhard : quand bien même on crève parfois de l’envie d’être seul, on ne peut pourtant pas vivre seul. Dans grand nombre de ses livres, Bernhard pose ce paradoxe douloureux, je dois le dire : il a tenté de s’isoler au plus profond de lui-même pour être au plus près de son travail d’écriture − Peter Fabjan raconte que, quand Bernhard écrivait, il disparaissait totalement, ne voyait plus personne. Mais il connaissait aussi l’impossibilité d’être seul.
Il y a toujours comme cette nécessité de retourner au contact de l’autre, pour être sauvé, peut-être... C’est exactement ce qui arrive au narrateur qui, au début, sort de longs mois d’isolement total au point de se retrouver au bord de la folie, de l’anéantissement. Pour le personnage qui va venir parler aux spectatrices et aux spectateurs, il y a quelque chose de cet ordre-là. Cette parole va lui permettre de retrouver une forme de vie, la possibilité de vivre. C’est énorme.


Comme tu le dis, le narrateur de Oui est, au début du roman, dans un état de mort sociale, mais aussi dans une forme de mort intellectuelle car cet isolement n’est pas propice au travail, au contraire : il est dans l’impasse…


Claude. Totalement, il a désiré la solitude dans le souhait de se consacrer uniquement à ses travaux scientifiques, mais aussi à ses « fétiches artistiques », Schumann, Schopenhauer, et il en résulte un échec absolu. Et, Bernhard le dit, tout est mort en lui en ce qui concerne la musique et la philosophie. Et c’est par cette rencontre avec la Persane que le sauvetage va avoir lieu. On comprendra que le sauvetage sera aussi l’écriture du roman. A posteriori, c’est le besoin de raconter cette rencontre qui l’a remis dans un mouvement de travail de l’esprit, qui chez Bernhard est toujours profondément associé à un pur mouvement de vie. C’est fou : en perdant quelqu’un on se sent soudain cruellement extrêmement vivant, au-delà de la perte, et du chagrin…
La Persane arrive en Haute-Autriche dans ce qui est, en quelque sorte, son dernier chemin de vie.
Elle le sait, sans doute... En tout cas, elle arrive avec cette intensité-là, cette intensité de folie aussi, celle de savoir qu’il n’y aura plus de retour possible. Le narrateur la rencontre à un moment où il commence à sombrer aussi dans la folie, au bord de « faire la culbute », comme l’écrit Bernhard. Il sort de chez lui, court chez Moritz, et là, il va rencontrer cet être humain, cette femme − à un moment, il dira même « ce partenaire », un mot rare chez Bernhard − avec laquelle il va y avoir une fusion.
Il y a une fusion, mais aussi « vampirisation », comme s’il aspirait quelque chose d’elle, pour se remettre en mouvement. C’est terrifiant, mais oui, nous rencontrons des êtres humains qu’on pille, qu’on « dilapide », sans forcément le savoir, ou bien nous ne voulons pas le savoir. Et inversement. Des gens qui ont disparu, et qui sont encore en nous. On se dit : j’aurais peut-être dû faire ci ou ça. Dire ci ou ça. En vieillissant, on est de plus en plus confrontés à ces superpositions, c’est comme un Pompéi en nous, il y a des couches souterraines d’êtres humains, d’expériences humaines traversées...
Bernhard fait un focus sur une relation éclair qui pour lui a été aussi essentielle qu’une relation au long cours. Ce n’est pas une relation comme celle vécue avec Hedwig Stavianicek qu’il appelle son « être vital » − il a dix-neuf ans et elle cinquante-six ans quand ils se rencontrent, et ils seront amis pour la vie. Sa relation avec la Persane, elle, s’étend sur quatre mois. Il y a quelque chose de glaçant car il ne reste rien d’autre d’elle que ce surnom « la Persane » et, en même temps, c’est un hommage magnifique à cette femme.


Pouvez-vous parler de cette Persane − que l’on verra donc à l’écran mais pas sur le plateau − et de l’actrice qui l’interprète ?


Célie. Oui, il s’agit de Mina Kavani (le public strasbourgeois a pu la voir dans Neige de Orhan Pamuk, mis en scène par Blandine Savetier, créé au TNS en 2017). Il était très important pour nous de rencontrer une actrice iranienne. Mina nous a nourris, conseillé des lectures − nous avons découvert une magnifique poétesse iranienne : Forough Farrokhzâd. Le rapport à la langue, à l’exil, est central dans le roman. Oui est la tragédie d’un être déraciné. C’est un destin de femme violent. Le Suisse, son mari, ne lui a jamais pardonné d’être si fine et intelligente, d’avoir fait de lui ce qu’il est devenu : un constructeur de centrales reconnu dans le monde entier. Sans elle, il ne serait jamais parvenu à cela. Et, au sommet de leur réussite, il se venge, il achète un terrain épouvantable et fait bâtir une maison immonde en vue d’y abandonner sa femme − c’est une forme de féminicide par maison interposée. La rencontre avec le narrateur crée un espoir, mais ne la sauvera pas. La Persane ne sortira pas de la toxicité de ce couple, ni de cette maison. Et le narrateur sait − comme Bernhard le savait − ce que signifie la laisser dans cet endroit d’une xénophobie et d’une haine féroces envers les étrangers. J’aimerais qu’on puisse entendre cette langue étrangère, cette langue iranienne, peut-être en sous-titrant certains passages.


Claude. La langue maternelle est peut-être encore pour elle un point de fuite. Un point d’attache fragile, presque dérisoire en apparence, une sorte de radeau. Dans Des arbres à abattre, la Joana avait aussi été terriblement malmenée par son Fritz, qui l’avait plaquée pour partir à Mexico avec sa meilleure amie. Bernhard n’hésite pas à pointer la brutalité misogyne, de manière crue et franche.
Il parle de la cruauté du Suisse, tout en disant que la Persane a participé à sa mégalomanie. Il y a une grande ambigüité dans leur relation...


Célie. Le destin de cette femme à l’intérieur du couple semble avoir beaucoup marqué Bernhard. C’est assez rare dans son œuvre, ce thème d’une misogynie telle qu’elle en devient criminelle. Il est important de le souligner.


Pouvez-vous parler du tournage et de la forêt qui a un rôle très important dans le roman ?


Célie. Le tournage des séquences en forêt, avec la cheffe opératrice Irina Lubtchansky, est un gros travail en amont car le film est un objet en soi. Ce sont de courtes séquences, mais c’est une partie importante du spectacle. Et la forêt a bien sûr un rôle capital, elle est, comme le dit le narrateur, leur refuge à tous deux. Lui et la Persane ne se voient que pour aller dans cette forêt. C’est là qu’ils ont des discussions extraordinaires sur Schopenhauer, sur Schumann, sur le sens de la vie, sur l’anarchie…
Et par tous les temps, qu’il fasse beau ou qu’il tombe des cordes ! C’est comme si cette forêt devenait pour eux l’endroit qui les protège de la société, qui unit leurs deux solitudes de « parias ».


Claude. C’est très troublant car Bernhard disait « Je n’écris que sur des paysages intérieurs ». C’est vrai qu’il ne décrit jamais l’environnement. Mais on peut imaginer ce que symbolise cette forêt pour le narrateur qui travaille sur les anticorps dans la nature, travail qui est au centre de sa vie. Il a besoin de s’y réfugier avec la Persane comme s’ils étaient eux-mêmes deux anticorps, ou un anticorps l’un pour l’autre, comme s’ils trouvaient, entre eux, cette capacité de survivre dans cette forêt − et de survivre au monde extérieur. Bernhard nous donne deux « paysages intérieurs » mais dans un cadre qui est la forêt, la nature brute. Cette friction fait de cette forêt un personnage à part entière.


Célie. Nous n’aurons pas les mélèzes d’Autriche.
Nous allons filmer au nord de Besançon (Célie Pauthe dirige le Centre dramatique national Besançon Franche-Comté), dans la très belle forêt du Mont Poupet, que je connais bien et dans laquelle nous avons fait de nombreux repérages. C’est très beau de chercher comment cette forêt évoquée devient un lit. Elle offre les espaces d’une consolation, d’une reviviscence.


Claude. La forêt est aussi cet endroit sauvage où la Persane va pouvoir révéler au narrateur pourquoi elle est arrivée là, où elle va exprimer « la débâcle de ses sentiments et de ses pensées »… Avec Célie, nous parlions de Dante, les premiers mots de La Divine Comédie, « Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure ». Plus loin, il est question d’une forêt « profonde ».
Ce roman, dans sa structure et sa brièveté, nous met au défi. Bernhard met la barre tellement haut avec cette rencontre, qui est d’une incroyable exigence ! La Persane a toutes les raisons d’être ultra exigeante, elle est assoiffée, assoiffée de lui, démunie, elle attend du narrateur qu’il soit à la mesure de cet endroit d’exigence et de perfection qu’ils partagent. J’ai l’impression que lui la rejoint dans ce degré d’attente, mais absolument pas de la même manière − et pas dans la durée...


Diriez-vous qu’il s’agit d’une histoire d’amour − même si ces mots peuvent paraître « anti-bernhardiens » ?


Claude. En tout cas, ils se rejoignent, « ils », ou « ça » se rejoint. Véritablement. Et on se demande toujours ce qu’il va se passer. Le narrateur dit : « Quand deux êtres qui ne se connaissent pas et qui ne se sont encore vus qu’une seule fois font une promenade ensemble, ils commencent par rester longtemps silencieux, surtout s’il s’agit d’un homme et d’une femme... » Cette phrase, chez Thomas Bernhard, est hallucinante. Quand on aime Bernhard, quand on le connaît un peu, on est estomaqués en tombant sur cette phrase. On se dit : mais qu’est-ce qu’il s’est passé, qu’est-ce qu’il va se passer ? Il y a un suspense du sentiment, un suspense d’affect qui est vertigineux.


Célie. En redécouvrant ce récit, j’ai été frappée par sa résonnance avec La Bête dans la jungle d’Henry James − un livre que j’aime et que j’ai mis en scène [créé en 2015 au CDN Besançon Franche -Comté, dans l’adaptation de Marguerite Duras et suivi de son livre La Maladie de la mort]. Ce sont ces immenses histoires d’amour, ratées − on est passé si près, si près ! Et c’est peut-être seulement à l’épreuve de la mort que quelque chose revient.
Depuis le début, Claude et moi n’avons pas eu peur de nommer le continent amoureux qui irrigue ce roman. Mais ce mot « amour » peut prendre tellement de figures…


Claude. Je trouve essentiel de le nommer. Cela signifie que l’on se retrouve sur Thomas Bernhard à un endroit où ensemble, ni toi ni moi, Célie, ne mettons une forme d’a priori. Certes, on connaît l’oiseau − rare −, son rapport si compliqué aux femmes, à l’affect, etc. Mais on aborde Oui en se disant : cet homme qui parle est un être aimant, aimable. Oui, il y a un moment où un amour est possible.


Célie. Au fond, on s’est toujours retrouvés autour de ce qu’on peut appeler les « points chauds » de Bernhard. Comme je le disais, ils sont d’autant plus intenses qu’ils sont rares et viennent de très loin.
C’est pour cela qu’ils embrasent, et embrasent tous les sens, quand ils arrivent, comme c’est le cas dans les séquences en forêt.
C’est comme si sa misanthropie, sa réclusion, sa manière de fuir le monde, n’étaient que la doublure du manteau, n’étaient là que pour dire à quel point on n’est rien les uns sans les autres. Bernhard va tellement loin dans ses mouvements de fuite sociale, affective ; il va au bout de l’expérience, et particulièrement dans Oui. Pourquoi aller au bout de l’expérience à ce point ? C’est justement pour dire combien la relation, ce qui peut se nouer entre deux êtres, redonne sens à notre humanité. Sans quoi, elle n’existe pas.


Bernhard semble jouer avec le titre : ce « oui » qui est comme une réponse à une demande en mariage… Même si l’on apprend à la fin que la question n’était pas « voulez-vous m’épouser ? » mais une autre, tout aussi intime…


Célie. Absolument, c’est toute l’ironie tragique de Bernhard, qui culmine dans ce titre. C’est une forme de provocation, dont il a le secret. On a l’impression que Bernhard l’a trouvé en allant à la racine. Ce « oui » est aussi celui que le narrateur ne dit pas. Et on peut penser qu’il salue une forme de courage chez la Persane, le courage de dire « oui » à la mort. Mais on peut aussi penser que c’est un « oui » qu’il s’adresse à lui-même, comme un coup de pied au fond de la piscine, vivre, écrire, envers et contre tout.


Claude. Ce narrateur, durant une promenade en forêt, parle du suicide à une femme dont il ressent toute la fragilité, la vulnérabilité. C’est totalement troublant. Et cette question est, en plus, posée « avec brutalité ». Évidemment, on ne peut pas faire abstraction de la manière dont Bernhard s’empare de tout pour écrire un roman. Mais penser que ça part de la réalité fait froid dans le dos. Il paraît que Bernhard s’est sauvé quand la Persane s’est trop rapprochée de lui, il est parti à Vienne, je crois.
Il a fui. Dans le roman, il est question d’une relation qui s’étiole, il louvoie. En contournant, il sait que la lectrice ou le lecteur aura l’acuité de sentir les zones d’ombre. Les non-dits. La part cachée, celle d’entre les lignes. En général, Bernhard ne se fait pas de cadeaux, jamais. Même quand il essaie de se passer un peu de pommade, on peut être assuré que deux ou trois pages après, il va se doucher sévèrement et être absolument impitoyable avec lui-même. Il a beau dire que cette relation, de toute façon, n’aurait pas pu continuer, parler de fatigue mutuelle, on voit bien, à la fin du roman, qu’il ne lui tend pas du tout la main. Le « sauvetage » n’a pas lieu. Et, comme dans Le Neveu de Wittgenstein, c’est quelque chose qu’il se traîne, qu’il va se manger jusqu’au bout. Il va continuer, parce que la vitalité qui l’habite est la plus forte, mais le constat est là…


Est-ce qu’on peut dire, même, qu’il puise cette vitalité dans la mort de l’autre, de celle qui représente une part de lui ? Par endroits, le narrateur souligne que la Persane agit exactement comme il agissait lui-même, avec Moritz, en se livrant sans retenue. Il y a ce sentiment que ce sont des « doubles » qu’ils sont en miroir, avant de basculer chacun d’un côté…


Célie. Absolument. Il se voit en elle. Il voit la Gorgone aussi. On pourrait penser que c’est à partir de là qu’il va se détacher, être en rejet, comme il pourrait être en rejet d’une part de lui. Mais la distance s’opère en décalage…


Claude. Il voit en elle quelqu’un qui formule clairement ce que lui n’a pas été capable de dire : « vous m’avez sauvée ». Ce qu’elle a formulé, il n’a pas été capable de le dire, ni à Moritz ni à elle. Il aura besoin de l’écriture pour le dire…


Célie. On pourrait dire que tout le roman est une réponse, une manière de lui dire « vous m’avez sauvé ».


Célie, tu as parlé d’un rapport très direct avec le public. Quel sera le dispositif scénique envisagé avec Guillaume Delaveau, scénographe ?


Célie. Nous allons tenter l’expérience d’une grande nudité de plateau pour reconvoquer l’essence même de la prise de parole. Qu’est-ce que s’adresser à un auditoire avec l’idée de dire : merci d’être là, j’ai besoin de vous aujourd’hui, d’être très près de vous, presque trop près − comme si le rapport de distance de focale était brouillé tant la solitude a été intense ? Il y a ce besoin de communauté.
C’est le point de départ. Ensuite, il y a l’arrivée de la forêt, des films, qui seront un décor en soi.


Claude. Il y a l’ultra proximité dont parle Célie, cette possibilité d’être « trop près ». Comme dans le texte de Schopenhauer sur les porcs-épics : quand on est trop proches, on se pique, quand on est trop loin, on a froid (Parerga et Paralipomena, dans Aphorismes sur la sagesse dans la vie). Quelle est la bonne distance entre nous autres, êtres humains ? D’une certaine manière, l’espace nu en arrière-plan est peut-être l’espace d’une respiration nécessaire, pour le public ou pour le narrateur.
Les images y sont convoquées, comme des réminiscences, comme si la Persane émergeait de lui, malgré lui…


Célie. Nous avons évoqué Dante tout à l’heure. C’est une référence qui a été éclairante pour nous.
Au fond, le narrateur est un guide, un peu comme un Virgile qui accompagne la Persane et qui est totalement fasciné par cette femme. Donc, il s’agit de son regard sur elle.
Comme dans La Divine Comédie, il la conduit de cercle en cercle. On pourrait dire que la première promenade est une sorte de purgatoire, on frôle l’enfer dans la deuxième mais, ensuite, on arrive au paradis. On le voit l’accompagner, aussi effrayé parfois qu’émerveillé.


Nous n’avons pas abordé la question de l’humour. Comme vous l’avez dit, il est question d’un destin tragique, mais dans la manière dont Bernhard surdimensionne l’état du narrateur, son désespoir même, son caractère à vif, n’y a-t-il pas matière à rire ? Et « les Suisses » sont aussi des figures décalées au début : que font-ils ici ? Pourquoi chercher un terrain abominable ?


Claude. La Persane est, au début, une figure très énigmatique. Bernhard la décrit constamment silencieuse, se tenant toujours à distance de tout, enveloppée dans son manteau de fourrure noir.
Et, effectivement, on peut se demander quelle sorte de « projet » le Suisse a dans la tête avec l’achat de ce terrain. Il porte dans sa poche le plan de sa maison qu’il a dessiné lui-même, il a tout planifié…
C’est intriguant et à la fois très drôle pour le public, cet acharnement du Suisse à trouver le terrain le plus « pourri » pour y construire sa maison… Il y a un humour terrible là-dedans. Bernhard écrit que Moritz n’en revient pas de voir un acheteur heureux par un achat incontestablement malheureux… Oui, c’est du Bernhard pur jus, il faut réussir à faire entendre cette dimension-là aussi. Ce sont comme des soupapes de respiration nécessaires pour contrecarrer le tragique qui sous-tend le tout. Et tu as raison, le personnage est pathologiquement démesuré dans son état d’anxiété. Il y a la zone dépressive profonde chez lui, mais quand il arrive chez Moritz en hurlant : « Ni Schopenhauer, ni Schumann », ce que Moritz ne peut absolument pas comprendre, cela est presque à hurler de rire…


Célie. C’est pourquoi l’écriture de Bernhard est si vitale. Dans Extinction [dernier roman de l’écrivain, paru en 1986 en Allemagne et en 1989 en France, l’année de sa mort, aux éditions Gallimard], il parle de son « art de l’exagération », qui est un poumon absolu. Comme tu le dis, il pousse tous les curseurs jusqu’à amener au rire par endroits. Il n’y a que comme ça que c’est respirable. L’humour de Bernhard vient du fait que ses personnages sont sans distance. Ils cherchent la distance mais ne la trouvent pas – on rejoint la parabole des porcs-épics dont tu parlais, Claude. Évidemment, c’est jubilatoire de voir un individu totalement empêtré en lui-même, qui ne trouve aucune focale pour faire le point, mais qui cherche, qui cherche…
Bernhard manie l’art du microscope et du macroscope. Ce qu’il dépeint, c’est nous en pire, nous en « trop ». Même les promenades en forêt : imaginer les deux personnages en train de dire du Schopenhauer au milieu des arbres, il y a quelque chose de « trop ». Tout est toujours « trop ».


Claude. Sans parler de cette première promenade incroyable où ils marchent en silence, trempés jusqu’aux os…
Oui, ce pourrait être un tableau cauchemardesque, deux personnes marchant sous un déluge, sans doute embourbés, et en même temps, il y a de la beauté dans cet absolu…


Claude. C’est tout à fait ça. Il crée sans cesse des frictions qui sont tellement émouvantes, en fin de compte. Bernhard nous place à un point d’exigence de la représentation : ces moments de vie à la fois absurdes et magnifiques, c’est ce qui nous concerne toutes et tous.
Célie, tu parlais d’une expérience de remémoration : c’est comme Marcel Proust qui, quand il écrit À la recherche du temps perdu, ne cesse de remplir les pages de « paperolles » et autres notes, pour faire enfler l’œuvre de l’intérieur, pour toucher au plus près son rapport au passé... Bernhard, avec cette prose vertigineuse, dingue, essaye de forer au plus profond de nous. On revient toujours à la notion d’intensité. Quand on connait Bernhard, sa fragilité de santé (Il était atteint d’une maladie pulmonaire), on en est d’autant plus estomaqué. J’y pense très souvent, à cette intensité qui devait se dégager du bonhomme. Quand je parle avec Peter Fabjan, je vois à quel point il rit en l’évoquant et, en même temps, il est presque effrayé, parfois. Ce mélange de rire et de frayeur, c’est l’endroit si troublant de son écriture. C’est pour cela qu’en fonction de notre propre sensibilité, notre propre rapport au monde, il y a une adhésion immense − ça nous percute, on a envie de faire corps avec lui − ou, parfois, un rejet. Hervé Guibert parlait du « virus » Bernhard, le « virus T. B. » comme il l’écrivait (dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, 1990).


Célie. Son legs à la littérature est immense. Je pense que tout auteur contemporain aujourd’hui écrit avec Bernhard sur l’épaule. Pour nombre d’auteurs, il est même difficile de s’en affranchir.
Bernhard est allé très très très loin dans la langue. Ils ne sont pas tant à avoir creusé un tel sillon. Avec Proust, Duras… ce sont des écrivains où il y a un avant et un après. Il est de ce Panthéon. Thomas Bernhard, on peut ne pas l’aimer, mais on ne peut pas faire sans lui.


Claude. Je veux ajouter ceci… : aujourd’hui il m’était impossible de retrouver Bernhard sans avoir un œil extérieur en tant qu’acteur, et il fallait que ce soit l’œil de Célie. Il m’apparaît très important de le dire. Parce qu’avec cette écriture, il faut une interlocutrice qui me permette d’explorer les limites, les zones « au bord de ». Je vois bien dans quel état cet auteur me met, il faut le cadrer. Je ne veux pas être comme ce narrateur, en vase clos dans sa maison pendant des mois, et qui devient dingue ! Je le suis déjà assez suffisamment, alors il faut peut-être se ménager, parfois…! J’ai toute confiance en Célie, pour ouvrir toutes les fenêtres...


Célie. J’ai monté L’Ignorant et le Fou il y a longtemps maintenant, ensuite, la continuité du chemin en Bernhardie s’est faite avec toi, Claude. Par moments, il y a presque une sorte de confusion entre Claude lui-même − à la vie et à la scène − et ces personnages bernhardiens, de grands obsessionnels. Du fait de ce que nous avons traversé ensemble, Claude incarne pour moi une forme de Bernhard, les deux sont associés. Dès ma première relecture de Oui, je voyais Claude.


  • Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS, le 10 avril 2023
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