: Entretien avec Claude Duparfait et Célie Pauthe (2/2)
Entretien réalisé par Fanny Mentré
Comment avez-vous construit l’adaptation ensemble ?
Célie. Le premier grand choix était de déterminer
la structure. Ici, nous voulons partir de la
situation présente du narrateur. Sa parole est
post -mortem − la Persane dont il parle n’est plus
en vie, comment cette personne demeure-t-elle ?
Nous concentrons le roman essentiellement autour
de la parole du narrateur car nous voulons rester
en prise directe avec la langue de Bernhard. Nous
avons choisi de tout recentrer autour de la relation
Narrateur-Persane. Donc, très vite la question s’est
posée : comment la faire apparaître, elle ?
Claude. Au début, je m’interrogeais : fallait-il représenter les autres figures présentes dans le roman − le Suisse, Moritz, la patronne de l’hôtel… − ou bien être plus restrictifs ? Célie a opté pour une position plus radicale, cela m’a convaincu.
Célie. J’étais tentée par une forme d’épure.
J’ai fait cette proposition à Claude : prendre au
pied de la lettre les deux titres apocryphes de
Bernhard avant d’arriver à Oui, à savoir La Persane
et Promenades. Les promenades en forêt du
narrateur et de la Persane sont des scènes d’une
intensité émotionnelle et artistique incroyable ;
c’est un point d’échange, de fusion entre deux êtres
comme j’en ai rarement lu. À partir de là, l’idée
m’est venue de faire exister les points d’acmé des
trois promenades décrites dans le roman, via des
films dialogués. Faire entrer le personnage de la
Persane crée forcément une subjectivité nouvelle.
Qu’est-ce qui est dit ou tu ? Dans le roman, il y a des
précipités saisissants dont il faut qu’on s’empare
et pour lesquels il faut trouver des réponses − ce
qui, pour le coup, demande une vraie réécriture.
Donc, la structure s’est tissée autour de deux axes.
D’une part, la parole d’un narrateur − Claude − qui
s’adresse très directement au public et, d’autre
part, les courtes séquences filmées.
En ce qui concerne la parole du narrateur, quelle est sa provenance ? Qu’est-ce qui la motive et où se situe-t-il ?
Célie. Nous situons la prise de la parole dans un
temps qui serait « juste avant l’écriture », avec un
personnage qui, ici et maintenant, dans une salle
de théâtre, a besoin de convoquer un auditoire, des
humains, pour partager avec eux un tourment, une
question sans réponse, une obsession. Que s’est-il
passé avec cette femme, la Persane ? Qu’est-ce qui
a été déposé en lui ? Comment peut-il continuer
à vivre, reprendre ses études scientifiques,
musicales, philosophiques, continuer son chemin
après ce deuil ?
Il y a vraiment l’idée d’une « convocation » d’un
auditoire. Dans Des arbres à abattre, il y avait une
forme d’adresse au public, mais là, nous voulons
aller plus loin, c’est-à-dire faire tomber toute idée
de fiction, que la situation théâtrale à sa racine soit
celle qui nous emporte dans le roman. L’homme
qui parle a besoin des gens car, comme il le dit :
« Il est possible que l’on soit sauvé par le simple
fait de comprendre clairement un moment décisif
et de faire une analyse de tout ce qu’implique ce
moment. » Alors, c’est comme une expérience de
remémoration et de recomposition, qui se vit en
direct avec chaque personne présente ce soir-là.
Claude. Il y a ce dilemme impossible à résoudre
chez Bernhard : quand bien même on crève parfois
de l’envie d’être seul, on ne peut pourtant pas vivre
seul. Dans grand nombre de ses livres, Bernhard
pose ce paradoxe douloureux, je dois le dire : il a
tenté de s’isoler au plus profond de lui-même pour
être au plus près de son travail d’écriture − Peter
Fabjan raconte que, quand Bernhard écrivait, il
disparaissait totalement, ne voyait plus personne.
Mais il connaissait aussi l’impossibilité d’être seul.
Il y a toujours comme cette nécessité de retourner
au contact de l’autre, pour être sauvé, peut-être...
C’est exactement ce qui arrive au narrateur qui,
au début, sort de longs mois d’isolement total
au point de se retrouver au bord de la folie, de
l’anéantissement. Pour le personnage qui va
venir parler aux spectatrices et aux spectateurs,
il y a quelque chose de cet ordre-là. Cette parole
va lui permettre de retrouver une forme de vie, la
possibilité de vivre. C’est énorme.
Comme tu le dis, le narrateur de Oui est, au début du roman, dans un état de mort sociale, mais aussi dans une forme de mort intellectuelle car cet isolement n’est pas propice au travail, au contraire : il est dans l’impasse…
Claude. Totalement, il a désiré la solitude dans le
souhait de se consacrer uniquement à ses travaux
scientifiques, mais aussi à ses « fétiches artistiques »,
Schumann, Schopenhauer, et il en résulte un échec
absolu. Et, Bernhard le dit, tout est mort en lui en ce
qui concerne la musique et la philosophie. Et c’est
par cette rencontre avec la Persane que le sauvetage
va avoir lieu. On comprendra que le sauvetage sera
aussi l’écriture du roman. A posteriori, c’est le besoin
de raconter cette rencontre qui l’a remis dans un
mouvement de travail de l’esprit, qui chez Bernhard
est toujours profondément associé à un pur
mouvement de vie. C’est fou : en perdant quelqu’un
on se sent soudain cruellement extrêmement
vivant, au-delà de la perte, et du chagrin…
La Persane arrive en Haute-Autriche dans ce qui
est, en quelque sorte, son dernier chemin de vie.
Elle le sait, sans doute... En tout cas, elle arrive
avec cette intensité-là, cette intensité de folie
aussi, celle de savoir qu’il n’y aura plus de retour
possible. Le narrateur la rencontre à un moment où
il commence à sombrer aussi dans la folie, au bord de « faire la culbute », comme l’écrit Bernhard. Il sort
de chez lui, court chez Moritz, et là, il va rencontrer
cet être humain, cette femme − à un moment,
il dira même « ce partenaire », un mot rare chez
Bernhard − avec laquelle il va y avoir une fusion.
Il
y a une fusion, mais aussi « vampirisation », comme
s’il aspirait quelque chose d’elle, pour se remettre
en mouvement. C’est terrifiant, mais oui, nous
rencontrons des êtres humains qu’on pille, qu’on
« dilapide », sans forcément le savoir, ou bien nous
ne voulons pas le savoir. Et inversement. Des gens
qui ont disparu, et qui sont encore en nous. On se
dit : j’aurais peut-être dû faire ci ou ça. Dire ci ou
ça. En vieillissant, on est de plus en plus confrontés
à ces superpositions, c’est comme un Pompéi
en nous, il y a des couches souterraines d’êtres
humains, d’expériences humaines traversées...
Bernhard fait un focus sur une relation éclair qui
pour lui a été aussi essentielle qu’une relation au
long cours. Ce n’est pas une relation comme celle
vécue avec Hedwig Stavianicek qu’il appelle son
« être vital » − il a dix-neuf ans et elle cinquante-six
ans quand ils se rencontrent, et ils seront amis pour
la vie. Sa relation avec la Persane, elle, s’étend sur
quatre mois. Il y a quelque chose de glaçant car il ne
reste rien d’autre d’elle que ce surnom « la Persane »
et, en même temps, c’est un hommage magnifique
à cette femme.
Pouvez-vous parler de cette Persane − que l’on verra donc à l’écran mais pas sur le plateau − et de l’actrice qui l’interprète ?
Célie. Oui, il s’agit de Mina Kavani (le public strasbourgeois a pu la voir dans Neige de Orhan Pamuk, mis en scène par Blandine Savetier, créé au TNS en 2017). Il était très important pour nous de rencontrer une actrice iranienne. Mina nous a nourris, conseillé des lectures − nous avons découvert une magnifique poétesse iranienne : Forough Farrokhzâd. Le rapport à la langue, à l’exil, est central dans le roman. Oui est la tragédie d’un être déraciné. C’est un destin de femme violent. Le Suisse, son mari, ne lui a jamais pardonné d’être si fine et intelligente, d’avoir fait de lui ce qu’il est devenu : un constructeur de centrales reconnu dans le monde entier. Sans elle, il ne serait jamais parvenu à cela. Et, au sommet de leur réussite, il se venge, il achète un terrain épouvantable et fait bâtir une maison immonde en vue d’y abandonner sa femme − c’est une forme de féminicide par maison interposée. La rencontre avec le narrateur crée un espoir, mais ne la sauvera pas. La Persane ne sortira pas de la toxicité de ce couple, ni de cette maison. Et le narrateur sait − comme Bernhard le savait − ce que signifie la laisser dans cet endroit d’une xénophobie et d’une haine féroces envers les étrangers. J’aimerais qu’on puisse entendre cette langue étrangère, cette langue iranienne, peut-être en sous-titrant certains passages.
Claude. La langue maternelle est peut-être encore
pour elle un point de fuite. Un point d’attache
fragile, presque dérisoire en apparence, une sorte
de radeau. Dans Des arbres à abattre, la Joana avait
aussi été terriblement malmenée par son Fritz,
qui l’avait plaquée pour partir à Mexico avec sa
meilleure amie. Bernhard n’hésite pas à pointer
la brutalité misogyne, de manière crue et franche.
Il parle de la cruauté du Suisse, tout en disant que
la Persane a participé à sa mégalomanie. Il y a une
grande ambigüité dans leur relation...
Célie. Le destin de cette femme à l’intérieur du couple semble avoir beaucoup marqué Bernhard. C’est assez rare dans son œuvre, ce thème d’une misogynie telle qu’elle en devient criminelle. Il est important de le souligner.
Pouvez-vous parler du tournage et de la forêt qui a un rôle très important dans le roman ?
Célie. Le tournage des séquences en forêt, avec
la cheffe opératrice Irina Lubtchansky, est un gros
travail en amont car le film est un objet en soi.
Ce sont de courtes séquences, mais c’est une partie
importante du spectacle. Et la forêt a bien sûr un
rôle capital, elle est, comme le dit le narrateur, leur
refuge à tous deux. Lui et la Persane ne se voient
que pour aller dans cette forêt. C’est là qu’ils ont
des discussions extraordinaires sur Schopenhauer,
sur Schumann, sur le sens de la vie, sur l’anarchie…
Et par tous les temps, qu’il fasse beau ou qu’il
tombe des cordes ! C’est comme si cette forêt
devenait pour eux l’endroit qui les protège de la
société, qui unit leurs deux solitudes de « parias ».
Claude. C’est très troublant car Bernhard disait « Je n’écris que sur des paysages intérieurs ». C’est vrai qu’il ne décrit jamais l’environnement. Mais on peut imaginer ce que symbolise cette forêt pour le narrateur qui travaille sur les anticorps dans la nature, travail qui est au centre de sa vie. Il a besoin de s’y réfugier avec la Persane comme s’ils étaient eux-mêmes deux anticorps, ou un anticorps l’un pour l’autre, comme s’ils trouvaient, entre eux, cette capacité de survivre dans cette forêt − et de survivre au monde extérieur. Bernhard nous donne deux « paysages intérieurs » mais dans un cadre qui est la forêt, la nature brute. Cette friction fait de cette forêt un personnage à part entière.
Célie. Nous n’aurons pas les mélèzes d’Autriche.
Nous allons filmer au nord de Besançon (Célie
Pauthe dirige le Centre dramatique national
Besançon Franche-Comté), dans la très belle forêt
du Mont Poupet, que je connais bien et dans
laquelle nous avons fait de nombreux repérages.
C’est très beau de chercher comment cette forêt
évoquée devient un lit. Elle offre les espaces d’une
consolation, d’une reviviscence.
Claude. La forêt est aussi cet endroit sauvage où la
Persane va pouvoir révéler au narrateur pourquoi
elle est arrivée là, où elle va exprimer « la débâcle
de ses sentiments et de ses pensées »… Avec Célie,
nous parlions de Dante, les premiers mots de
La Divine Comédie, « Au milieu du chemin de notre
vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai
dans une forêt obscure ». Plus loin, il est question
d’une forêt « profonde ».
Ce roman, dans sa structure et sa brièveté, nous
met au défi. Bernhard met la barre tellement haut
avec cette rencontre, qui est d’une incroyable
exigence ! La Persane a toutes les raisons d’être
ultra exigeante, elle est assoiffée, assoiffée de lui,
démunie, elle attend du narrateur qu’il soit à la
mesure de cet endroit d’exigence et de perfection
qu’ils partagent. J’ai l’impression que lui la rejoint
dans ce degré d’attente, mais absolument pas de
la même manière − et pas dans la durée...
Diriez-vous qu’il s’agit d’une histoire d’amour − même si ces mots peuvent paraître « anti-bernhardiens » ?
Claude. En tout cas, ils se rejoignent, « ils », ou « ça » se rejoint. Véritablement. Et on se demande toujours ce qu’il va se passer. Le narrateur dit : « Quand deux êtres qui ne se connaissent pas et qui ne se sont encore vus qu’une seule fois font une promenade ensemble, ils commencent par rester longtemps silencieux, surtout s’il s’agit d’un homme et d’une femme... » Cette phrase, chez Thomas Bernhard, est hallucinante. Quand on aime Bernhard, quand on le connaît un peu, on est estomaqués en tombant sur cette phrase. On se dit : mais qu’est-ce qu’il s’est passé, qu’est-ce qu’il va se passer ? Il y a un suspense du sentiment, un suspense d’affect qui est vertigineux.
Célie. En redécouvrant ce récit, j’ai été frappée par
sa résonnance avec La Bête dans la jungle d’Henry
James − un livre que j’aime et que j’ai mis en scène
[créé en 2015 au CDN Besançon Franche -Comté,
dans l’adaptation de Marguerite Duras et suivi
de son livre La Maladie de la mort]. Ce sont ces
immenses histoires d’amour, ratées − on est passé
si près, si près ! Et c’est peut-être seulement à
l’épreuve de la mort que quelque chose revient.
Depuis le début, Claude et moi n’avons pas eu
peur de nommer le continent amoureux qui irrigue
ce roman. Mais ce mot « amour » peut prendre
tellement de figures…
Claude. Je trouve essentiel de le nommer. Cela signifie que l’on se retrouve sur Thomas Bernhard à un endroit où ensemble, ni toi ni moi, Célie, ne mettons une forme d’a priori. Certes, on connaît l’oiseau − rare −, son rapport si compliqué aux femmes, à l’affect, etc. Mais on aborde Oui en se disant : cet homme qui parle est un être aimant, aimable. Oui, il y a un moment où un amour est possible.
Célie. Au fond, on s’est toujours retrouvés autour
de ce qu’on peut appeler les « points chauds » de
Bernhard. Comme je le disais, ils sont d’autant plus
intenses qu’ils sont rares et viennent de très loin.
C’est pour cela qu’ils embrasent, et embrasent tous
les sens, quand ils arrivent, comme c’est le cas
dans les séquences en forêt.
C’est comme si sa misanthropie, sa réclusion, sa
manière de fuir le monde, n’étaient que la doublure
du manteau, n’étaient là que pour dire à quel point
on n’est rien les uns sans les autres. Bernhard
va tellement loin dans ses mouvements de fuite
sociale, affective ; il va au bout de l’expérience, et
particulièrement dans Oui. Pourquoi aller au bout
de l’expérience à ce point ? C’est justement pour
dire combien la relation, ce qui peut se nouer entre
deux êtres, redonne sens à notre humanité. Sans
quoi, elle n’existe pas.
Bernhard semble jouer avec le titre : ce « oui » qui est comme une réponse à une demande en mariage… Même si l’on apprend à la fin que la question n’était pas « voulez-vous m’épouser ? » mais une autre, tout aussi intime…
Célie. Absolument, c’est toute l’ironie tragique de Bernhard, qui culmine dans ce titre. C’est une forme de provocation, dont il a le secret. On a l’impression que Bernhard l’a trouvé en allant à la racine. Ce « oui » est aussi celui que le narrateur ne dit pas. Et on peut penser qu’il salue une forme de courage chez la Persane, le courage de dire « oui » à la mort. Mais on peut aussi penser que c’est un « oui » qu’il s’adresse à lui-même, comme un coup de pied au fond de la piscine, vivre, écrire, envers et contre tout.
Claude. Ce narrateur, durant une promenade en
forêt, parle du suicide à une femme dont il ressent
toute la fragilité, la vulnérabilité. C’est totalement
troublant. Et cette question est, en plus, posée
« avec brutalité ». Évidemment, on ne peut pas faire
abstraction de la manière dont Bernhard s’empare
de tout pour écrire un roman. Mais penser que ça part de la réalité fait froid dans le dos. Il paraît que
Bernhard s’est sauvé quand la Persane s’est trop
rapprochée de lui, il est parti à Vienne, je crois.
Il
a fui. Dans le roman, il est question d’une relation
qui s’étiole, il louvoie. En contournant, il sait que
la lectrice ou le lecteur aura l’acuité de sentir les
zones d’ombre. Les non-dits. La part cachée, celle
d’entre les lignes. En général, Bernhard ne se fait
pas de cadeaux, jamais. Même quand il essaie de
se passer un peu de pommade, on peut être assuré
que deux ou trois pages après, il va se doucher
sévèrement et être absolument impitoyable avec
lui-même. Il a beau dire que cette relation, de toute
façon, n’aurait pas pu continuer, parler de fatigue
mutuelle, on voit bien, à la fin du roman, qu’il ne lui
tend pas du tout la main. Le « sauvetage » n’a pas
lieu. Et, comme dans Le Neveu de Wittgenstein,
c’est quelque chose qu’il se traîne, qu’il va se
manger jusqu’au bout. Il va continuer, parce que la
vitalité qui l’habite est la plus forte, mais le constat
est là…
Est-ce qu’on peut dire, même, qu’il puise cette vitalité dans la mort de l’autre, de celle qui représente une part de lui ? Par endroits, le narrateur souligne que la Persane agit exactement comme il agissait lui-même, avec Moritz, en se livrant sans retenue. Il y a ce sentiment que ce sont des « doubles » qu’ils sont en miroir, avant de basculer chacun d’un côté…
Célie. Absolument. Il se voit en elle. Il voit la Gorgone aussi. On pourrait penser que c’est à partir de là qu’il va se détacher, être en rejet, comme il pourrait être en rejet d’une part de lui. Mais la distance s’opère en décalage…
Claude. Il voit en elle quelqu’un qui formule clairement ce que lui n’a pas été capable de dire : « vous m’avez sauvée ». Ce qu’elle a formulé, il n’a pas été capable de le dire, ni à Moritz ni à elle. Il aura besoin de l’écriture pour le dire…
Célie. On pourrait dire que tout le roman est une réponse, une manière de lui dire « vous m’avez sauvé ».
Célie, tu as parlé d’un rapport très direct avec le public. Quel sera le dispositif scénique envisagé avec Guillaume Delaveau, scénographe ?
Célie. Nous allons tenter l’expérience d’une grande
nudité de plateau pour reconvoquer l’essence
même de la prise de parole. Qu’est-ce que s’adresser
à un auditoire avec l’idée de dire : merci d’être là,
j’ai besoin de vous aujourd’hui, d’être très près de
vous, presque trop près − comme si le rapport de
distance de focale était brouillé tant la solitude
a été intense ? Il y a ce besoin de communauté.
C’est le point de départ. Ensuite, il y a l’arrivée de la
forêt, des films, qui seront un décor en soi.
Claude. Il y a l’ultra proximité dont parle Célie, cette
possibilité d’être « trop près ». Comme dans le texte
de Schopenhauer sur les porcs-épics : quand on est
trop proches, on se pique, quand on est trop loin, on
a froid (Parerga et Paralipomena, dans Aphorismes
sur la sagesse dans la vie). Quelle est la bonne
distance entre nous autres, êtres humains ? D’une
certaine manière, l’espace nu en arrière-plan est
peut-être l’espace d’une respiration nécessaire,
pour le public ou pour le narrateur.
Les images
y sont convoquées, comme des réminiscences,
comme si la Persane émergeait de lui, malgré lui…
Célie. Nous avons évoqué Dante tout à l’heure.
C’est une référence qui a été éclairante pour nous.
Au fond, le narrateur est un guide, un peu comme
un Virgile qui accompagne la Persane et qui est
totalement fasciné par cette femme. Donc, il s’agit
de son regard sur elle.
Comme dans La Divine Comédie, il la conduit de
cercle en cercle. On pourrait dire que la première
promenade est une sorte de purgatoire, on frôle
l’enfer dans la deuxième mais, ensuite, on arrive
au paradis. On le voit l’accompagner, aussi effrayé
parfois qu’émerveillé.
Nous n’avons pas abordé la question de l’humour. Comme vous l’avez dit, il est question d’un destin tragique, mais dans la manière dont Bernhard surdimensionne l’état du narrateur, son désespoir même, son caractère à vif, n’y a-t-il pas matière à rire ? Et « les Suisses » sont aussi des figures décalées au début : que font-ils ici ? Pourquoi chercher un terrain abominable ?
Claude. La Persane est, au début, une figure très
énigmatique. Bernhard la décrit constamment
silencieuse, se tenant toujours à distance de tout,
enveloppée dans son manteau de fourrure noir.
Et, effectivement, on peut se demander quelle sorte
de « projet » le Suisse a dans la tête avec l’achat
de ce terrain. Il porte dans sa poche le plan de sa
maison qu’il a dessiné lui-même, il a tout planifié…
C’est intriguant et à la fois très drôle pour le public,
cet acharnement du Suisse à trouver le terrain le
plus « pourri » pour y construire sa maison… Il y a
un humour terrible là-dedans. Bernhard écrit que
Moritz n’en revient pas de voir un acheteur heureux
par un achat incontestablement malheureux… Oui,
c’est du Bernhard pur jus, il faut réussir à faire
entendre cette dimension-là aussi. Ce sont comme
des soupapes de respiration nécessaires pour
contrecarrer le tragique qui sous-tend le tout. Et tu
as raison, le personnage est pathologiquement
démesuré dans son état d’anxiété. Il y a la zone
dépressive profonde chez lui, mais quand il arrive
chez Moritz en hurlant : « Ni Schopenhauer, ni
Schumann », ce que Moritz ne peut absolument
pas comprendre, cela est presque à hurler de rire…
Célie. C’est pourquoi l’écriture de Bernhard est si
vitale. Dans Extinction [dernier roman de l’écrivain,
paru en 1986 en Allemagne et en 1989 en France,
l’année de sa mort, aux éditions Gallimard], il parle
de son « art de l’exagération », qui est un poumon
absolu. Comme tu le dis, il pousse tous les curseurs
jusqu’à amener au rire par endroits. Il n’y a que
comme ça que c’est respirable. L’humour de
Bernhard vient du fait que ses personnages sont
sans distance. Ils cherchent la distance mais
ne la trouvent pas – on rejoint la parabole des
porcs-épics dont tu parlais, Claude. Évidemment,
c’est jubilatoire de voir un individu totalement
empêtré en lui-même, qui ne trouve aucune focale
pour faire le point, mais qui cherche, qui cherche…
Bernhard manie l’art du microscope et du
macroscope. Ce qu’il dépeint, c’est nous en pire,
nous en « trop ». Même les promenades en forêt :
imaginer les deux personnages en train de dire du
Schopenhauer au milieu des arbres, il y a quelque
chose de « trop ». Tout est toujours « trop ».
Claude. Sans parler de cette première promenade
incroyable où ils marchent en silence, trempés
jusqu’aux os…
Oui, ce pourrait être un tableau cauchemardesque,
deux personnes marchant sous un déluge, sans
doute embourbés, et en même temps, il y a de la
beauté dans cet absolu…
Claude. C’est tout à fait ça. Il crée sans cesse des
frictions qui sont tellement émouvantes, en fin de
compte. Bernhard nous place à un point d’exigence
de la représentation : ces moments de vie à la
fois absurdes et magnifiques, c’est ce qui nous
concerne toutes et tous.
Célie, tu parlais d’une expérience de remémoration : c’est comme Marcel Proust qui, quand il écrit À la recherche du temps perdu, ne cesse de remplir les pages de « paperolles » et autres notes, pour faire enfler l’œuvre de l’intérieur, pour toucher au plus près son rapport au passé... Bernhard, avec cette
prose vertigineuse, dingue, essaye de forer au plus
profond de nous. On revient toujours à la notion
d’intensité. Quand on connait Bernhard, sa fragilité
de santé (Il était atteint d’une maladie pulmonaire),
on en est d’autant plus estomaqué. J’y pense très
souvent, à cette intensité qui devait se dégager
du bonhomme. Quand je parle avec Peter Fabjan,
je vois à quel point il rit en l’évoquant et, en même
temps, il est presque effrayé, parfois. Ce mélange
de rire et de frayeur, c’est l’endroit si troublant de
son écriture. C’est pour cela qu’en fonction de notre
propre sensibilité, notre propre rapport au monde,
il y a une adhésion immense − ça nous percute,
on a envie de faire corps avec lui − ou, parfois, un
rejet. Hervé Guibert parlait du « virus » Bernhard, le
« virus T. B. » comme il l’écrivait (dans À l’ami qui
ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, 1990).
Célie. Son legs à la littérature est immense. Je
pense que tout auteur contemporain aujourd’hui
écrit avec Bernhard sur l’épaule. Pour nombre
d’auteurs, il est même difficile de s’en affranchir.
Bernhard est allé très très très loin dans la langue.
Ils ne sont pas tant à avoir creusé un tel sillon. Avec
Proust, Duras… ce sont des écrivains où il y a un
avant et un après. Il est de ce Panthéon. Thomas
Bernhard, on peut ne pas l’aimer, mais on ne peut
pas faire sans lui.
Claude. Je veux ajouter ceci… : aujourd’hui il m’était impossible de retrouver Bernhard sans avoir un œil extérieur en tant qu’acteur, et il fallait que ce soit l’œil de Célie. Il m’apparaît très important de le dire. Parce qu’avec cette écriture, il faut une interlocutrice qui me permette d’explorer les limites, les zones « au bord de ». Je vois bien dans quel état cet auteur me met, il faut le cadrer. Je ne veux pas être comme ce narrateur, en vase clos dans sa maison pendant des mois, et qui devient dingue ! Je le suis déjà assez suffisamment, alors il faut peut-être se ménager, parfois…! J’ai toute confiance en Célie, pour ouvrir toutes les fenêtres...
Célie. J’ai monté L’Ignorant et le Fou il y a longtemps maintenant, ensuite, la continuité du chemin en Bernhardie s’est faite avec toi, Claude. Par moments, il y a presque une sorte de confusion entre Claude lui-même − à la vie et à la scène − et ces personnages bernhardiens, de grands obsessionnels. Du fait de ce que nous avons traversé ensemble, Claude incarne pour moi une forme de Bernhard, les deux sont associés. Dès ma première relecture de Oui, je voyais Claude.
- Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS, le 10 avril 2023
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