: Entretien avec Claude Duparfait et Célie Pauthe (1/2)
Entretien réalisé par Fanny Mentré
Vous êtes deux grands amoureux de l’écriture de Thomas Bernhard, que vous fréquentez depuis des années. Comment l’avez-vous découverte et comment vous accompagne-t-elle depuis ?
Célie Pauthe. J’avais entre 20 et 25 ans quand j’ai découvert l’écriture de Bernhard. J’ai d’abord lu des pièces de théâtre mais, étrangement, c’est par la découverte des romans que tout m’est parvenu, comme si l’écriture théâtrale était une pointe d’iceberg et que l’ampleur se révélait à travers la dimension romanesque. C’est très vite devenu addictif ; pendant quelques années, j’ai tout lu de manière obsessionnelle. Il y a une « phrase » bernhardienne, on pourrait même se dire qu’une seule phrase se déploie de livre en livre, par le souffle. Chez Bernhard, les ténèbres sont tellement profondes et viennent de tellement loin dans l’âme humaine que les éclats de vitalité, de beauté et d’intensité sont proportionnels. On peut se reconnaître dans le plus douloureux de nous- mêmes, dans le rapport très profond à la solitude fondamentale qui peut nous étreindre. C’est une littérature qui prend à la racine une mélancolie mais qui, au fond, la dépasse ou, en tout cas, la transforme en pulsion de vie.
Tu as créé L’Ignorant et le Fou en 2006, au TNS (pièce créée en Allemagne en 1972, publiée chez L’Arche Éditeur en 1984). C’était donc peu de temps après l’avoir découvert ?
Célie. Oui, j’avais commencé à le lire à la fin des
années 90. J’ai pu aborder le théâtre de Bernhard
parce que j’avais eu accès, via ses romans, à cette
humanité déployée. Alors seulement j’ai pu la
restituer dans son théâtre − qui la contient aussi
évidemment. Avec les actrices et acteurs − Daniel
Affolter, Pierre Baux, Karen Rencurel, Violaine
Schwartz et Fred Ulysse −, nous avons énormément
rêvé sur l’au-deçà et l’au-delà de ces fragments
émergés que sont les personnages de théâtre.
Une autre rencontre fondamentale a été la
découverte du travail de Krystian Lupa. J’avais vu
sa mise en scène de Déjeuner chez Wittgenstein
(le titre polonais du spectacle était Rodzeństwo :
Ritter, Dene, Voss) aux Ateliers Berthier (salle de
l’Odéon-Théâtre de l’Europe) en 2004.
La manière
dont Lupa s’emparait du théâtre de Bernhard − avec
toute la profondeur, la complexité humaine − a
été un choc. Il n’y avait pas de surplomb, pas de
virtuosité d’acteur, comme cela pouvait parfois être
le cas dans des mises en scène plus classiques que
j’avais vues. Tout venait de l’intérieur, d’une manière
saisissante, bouleversante ; j’avais l’impression que
les romans étaient là, en-dessous, comme une terre
nourricière. Cela m’avait donné des clés.
Et toi, Claude, quand et comment as-tu découvert son écriture ?
Claude Duparfait. C’était à la fin des années 90
aussi. Le premier roman que j’ai lu de Bernhard
a été Des arbres à abattre (paru en Allemagne en
1984, publié aux éditions Gallimard en 1987). Dès
les premières pages, cela m’a fait l’effet d’un choc.
J’ai été immédiatement happé par le souffle et la
musicalité de l’écriture d’abord, puis c’est comme
si Bernhard se mettait à me parler dans la pièce
où je le lisais, il était là avec moi, avec son hyper
exigence en tout, son humour hallucinant, son
degré insensé d’intensité, au point peut-être d’en
devenir impossible pour lui-même. C’est comme
s’il me demandait soudain d’être exclusif avec
lui, pour lui. De faire place nette de tout ce qui
m’entourait en tournant les pages. C’est ce point
de folie qui continue de m’exciter, et de m’épuiser
aussi parfois, qui me donne à chaque fois envie
d’y retourner. Je suis happé par cette humanité
blessée, colérique, et par sa vitalité. Lire Bernhard,
pour moi c’est une addiction à la vitalité.
Le choix de travailler ensemble sur Des arbres à abattre était lié au choc de cette première lecture ?
Claude. On s’était rencontrés à Toulouse en 1999,
quand Jacques Nichet dirigeait le Théâtre de la Cité
(Centre dramatique national Toulouse Occitanie.
Jacques Nichet a dirigé le lieu qui s’appelait alors le
Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées (TNT) de
1998 à 2007). Célie était collaboratrice artistique de
Jacques, je jouais avec Jacques et j’étais en même
temps responsable à L’Atelier volant (troupe de huit
jeunes acteurs engagés au TNT) et rapidement, nous
avons eu des échanges sur Thomas Bernhard.
Célie. Oui, on se retrouvait dans l’exaltation de la découverte à ce moment-là.
Claude. Puis les choses se sont concrétisées grâce
à Stéphane Braunschweig et à Anne-Françoise
Benhamou, (conseillère artistique et dramaturge
auprès de Stéphane Braunschweig). Célie avait
déjà mis en scène L’Ignorant et le Fou au TNS, et moi
j’avais évoqué ce désir de faire quelque chose sur
Des arbres à abattre, sans savoir quoi véritablement.
À tel point qu’en 2011, Anne-Françoise et Stéphane
nous ont dit : bon, il faudrait que vous vous
voyiez, que vous vous parliez. Célie et moi nous
connaissions évidemment, mais on s’est vus et on
a parlé du roman. Dès notre première discussion,
je pourrais dire qu’on est entrés, ensemble, en
« Bernhardie ». Avant, il y avait des affinités entre
nous ; là, il y a eu une évidence.
Nous étions, je crois, l’un comme l’autre fascinés
par le destin de cette Elfriede Slukal (artiste peintre
autrichienne, 1922-1976) qui est évoquée sous
les traits de « la Joana » dans le roman. Elle est
l’absente, celle qui n’est plus mais qui est pourtant
au cœur de tout. Le point focal, comme l’écrirait
Bernhard. Elle est l’être qui fait naître l’écriture, le
besoin de raconter, de revenir sur ces années de
jeunesse de Bernhard, et sur tous ces gens qu’il
a fréquentés et qu’il a aimés, avec qui il s’est
construit aussi… Mais la Joana est aussi la figure
de l’échec. L’artiste qui a échoué. C’est un point
absolument bouleversant dans le roman.
Célie. Dans Des arbres à abattre, il y a un tel imbroglio de passions, d’amour-haine, il fallait descendre dans les sous-sols et essayer de comprendre ce qui s’était joué émotionnellement, artistiquement entre ces êtres.
Claude. Ce « requiem pour la Joana », comme l’écrit
Bernhard, il nous fascinait parce que cette artiste
déchue interroge comment on se projette dans une
vie artistique, mais aussi dans le vieillissement,
dans une forme de désillusion, comment on parle
ou on nomme l’échec.
Cette figure féminine ouvre le champ de toutes
les réminiscences possibles. Mais aussi celui de
l’introspection la plus impitoyable. Dans Oui, c’est
aussi une figure féminine disparue, « la Persane »,
qui est à la naissance du récit. Une fois encore, on
entre là sur un terrain brûlant…
L’idée de « requiem » vous semble-t-elle juste également pour la Persane dans Oui ?'
Célie. Il y a, en tout cas, l’idée de l’hommage,
sous la forme poétique du Tombeau. Avoir écrit
pour des morts est un mouvement récurrent dans
l’œuvre de Bernhard. Des mortes ou des morts
dont l’absence l’emplit au point de se demander
comment continuer à vivre sans eux, malgré
eux, avec eux. Ce sont des êtres qui ont été des
déclencheurs de vie extrêmement puissants − on
pense bien sûr à Paul Wittgenstein (1907-1979,
neveu du philosophe Ludwig Wittgenstein). J’ai
l’impression que Le Neveu de Wittgenstein (écrit
en 1982 et publié en français aux éditions Gallimard en 1992) est la suite directe de Oui (écrit en 1978
et publié chez Gallimard en 1980). Ce n’est pas la
même personne, mais c’est le même tourment.
Bernhard n’a jamais cessé d’explorer, durant toute
son œuvre, l’idée du sauvetage. Est-ce qu’on peut
se sauver les uns les autres ? C’est une question
sans fin, qui nous habite toutes et tous, à différents
stades de la vie, en amitié, en amour, d’une
manière tellement profonde.
Oui est l’histoire d’un homme qui rend hommage
à une femme sans qui il n’aurait pas survécu, mais
à qui il n’a pas su lui-même sauver la vie. Il y a
là un puits philosophique, humain, émotionnel
absolument extraordinaire. C’est pour cela que
Bernhard nous tient : le geste d’écriture est
enraciné dans une faille intime tellement profonde
et sincère ! C’est de l’humanité en bloc et on ne
peut qu’y puiser une forme d’enseignement.
Tu viens de parler de Paul Wittgenstein, Célie, dont on sait que Thomas Bernhard l’a réellement connu. Qu’en est-il du personnage de la Persane ?
Savez -vous si elle a existé ?
Claude. Absolument. Oui part d’un fait réel. Ce
couple − « les Suisses » comme les appelle l’agent
immobilier Moritz − qui débarque en Haute-Autriche,
à la recherche d’un terrain improbable pour y bâtir
une maison, a réellement existé. Peter Fabjan, le
demi-frère de Thomas Bernhard, nous l’a confirmé.
C’est le point commun avec Des arbres à abattre :
la Joana du roman est directement inspirée
d’Elfriede Slukal, les « vrais » Auersberger sont Maja
et le compositeur Gerhard Lampersberg…
Quand
je suis allé à Ottnang, Anny Fabjan m’a emmené
voir le fameux terrain dont il est question dans le
récit. Depuis, il a été revendu et une maison a été
reconstruite sur les fondations mêmes de celle
que le Suisse avait commencé à faire bâtir… Cela a
provoqué chez moi une forme d’effroi, je dois dire…
Je reviens juste sur la notion de requiem. Dans
Des arbres à abattre, il y a toute une mise en
scène organisée par le couple Auersberger, avec
l’arrivée du comédien du Burg qui les rejoint après
sa première du Canard sauvage d’Ibsen, etc. C’est
un dîner qui devient un requiem − ils finissent
par parler de Joana. Dans Oui, ce serait comme un
requiem qui arriverait par accident. Tout à coup,
le narrateur est comme « rattrapé » par l’absente,
par la disparue, il se trouve obligé de faire une
incroyable introspection, une mise au point avec
lui-même. Et il va se faire cueillir par le souvenir
de cette histoire qu’il n’a pas réglée. Il va avouer en
direct l’importance qu’a eu pour lui cette relation,
comment elle a bougé les lignes, et comment il doit
replacer tous ses propres curseurs : comment me
suis-je comporté réellement avec elle ? Qu’est -ce
que cela a provoqué chez moi ? Comment je
continue de vivre avec cela ?
Célie. C’est ce qui me bouleverse tant dans ce roman. Je dois le dire : c’est Claude qui, il y a deux ans environ, est revenu vers moi avec Oui. J’avoue que j’ai commencé par pâlir. Oui est un roman qui m’avait poursuivie. C’est un court récit, comme un uppercut − d’une brièveté saisissante. Le souvenir de la fin était ultra prégnant. L’image de cette femme dans cette maison m’était restée. Parfois, on oublie des choses d’une lecture ; reste une sorte de caillot, une image inoubliable. C’est ce qui est très beau dans la manière dont on peut partager ce retour en Bernhardie Claude et moi : avoir l’occasion de revenir sur une impression vivace, ne pas en rester là − avec cet effroi, ce roman « dans la cave » −, retourner à l’intérieur du texte, le déplier… Donc, je suis très heureuse du travail commencé ensemble, qui m’a permis de rouvrir ce roman en particulier.
- Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS, le 10 avril 2023
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