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Noises

+ d'infos sur le texte de Enzo Cormann
mise en scène Colette Régibeau

: Entretien avec Colette Régibeau

par Alain Cofino Gomez

Alain Cofino Gomez – Vous créez des spectacles sous le nom d’une Compagnie ?


Colette Régibeau – Il s’agit de l’Atelier Théâtral Saint-Remacle. Saint Remacle est le saint patron de Stavelot où est née notre Compagnie. À l’époque, il s’agissait d’un groupe d’amis qui faisaient du théâtre en amateur, par goût et par passion. Cela s’est développé petit à petit pour en arriver à sa forme actuelle. Je tiens beaucoup aux origines, et plus particulièrement à l’origine de cette Compagnie qui s’est développée dans la région verviétoise, qui me semble être un fabuleux terreau culturel.


A. C. G. – Quelles sont vos activités au sein de cette Compagnie ?


C. R. – Nous avons pratiqué un peu de tout en matière théâtrale. De la création collective au spectacle dirigé, et ce sur deux versants : la section amateur, au sens noble du terme, qui initie un public d’adolescent aux métiers du théâtre (jeu, scéno, maquillage...) et le versant professionnel, qui est constitué d’une véritable compagnie, ou en tout cas d’une « équipe maison ». La plupart des comédiens professionnels qui en font partie sont nés théâtralement avec les ateliers amateurs et ils accompagnent la compagnie sur la majorité des spectacles qui y sont créés.


A. C. G. – A propos du titre de la pièce, que doit-on prononcer ? « noises» de chercher querelle en français ou « noises » de bruits en anglais ?


C. R. – C’est une bonne question. En fait, Enzo Cormann a enregistré ce texte à la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatique) sous l’appellation française, mais il avait vraiment le désir que l’on puisse entendre la formule anglaise. Bruit et querelle résument bien ce de dont il est question, mais le terme « noise » est polysémique et j’ai trouvé beaucoup d’autres possibles pour ce mot ; des sens divers et variés qui ont nourri la part buissonnière de mon exploration dramaturgique.


A. C. G. – Qu’est-ce qui vous a amené à choisir ce texte qui a une vingtaine d’années et qui n’est pas vraiment connu du public ?


C. R. – C’est en effet un texte qui date de 1984. Mais c’est d’abord un texte dont je suis tombée amoureuse… ça ne s’explique pas. Il y a déjà un petit temps que ce texte me trotte dans la tête, mais les circonstances ne m’ont pas permis jusqu’ici de l’aborder concrètement. Le véritable déclic a certainement été ma rencontre avec son auteur au festival de Pont-à-Mousson. J’ai rencontré une personnalité pleine de charme avec laquelle je partageais une même idée du théâtre : représenter la vie, la condition humaine avec l’objectif de mieux la cerner, de parvenir à une reconnaissance. Je lui ai parlé de « Noises » et il s’est lui-même étonné que je m’intéresse à un texte qui pour lui est un « vieux » texte qui n’est même plus réédité…


A. C. G. – … Il est même quasiment impossible de le trouver.


C. R. – Oui, introuvable pour l’instant. Mais Enzo Cormann était également très content que je veuille m’en emparer parce qu’il s’agit d’un texte qui n’a jamais vraiment eu sa chance : il n’a pas été monté pour de bon en Belgique, et en France n’a plus été porté à la scène depuis Alain Françon. En discutant plus avant, il m’a fait l’honneur de me dire que ma vision de son texte l’enthousiasmait.


A. C. G. – Mais justement, parlons de cette vision du texte et de ce qui finalement vous pousse à le mettre en scène.


C. R. – … Ce sont … les difficiles rencontres du couple… Ce qui m’a plu dans ce texte, c’est ce qu’il relate, mais aussi son écriture, qui est inséparable du fond à mes yeux. Le couple, le concept même du couple était vraiment mis à mal dans ses repères lorsque Cormann écrit ce texte. La norme volait en éclat et une ère d’incertitude et de liberté s’installait dans nos moeurs. Il y avait un nouveau territoire de découverte qui s’offrait parfois comme un gouffre… L’envie et la peur se disputaient la conduite du couple. C’était sans doute les prémices de ce que nous vivons actuellement, avec le diktat du désir et du plaisir.


A. C. G. – C’est un texte qui parle de sexe ?


C. R. – … De sexe, d’addiction aux sentiments et au sexe, aggravée d’une impossibilité du dire. Ce qui me frappe le plus dans ce texte, c’est l’impossibilité de violence cathartique dont il fait état. C’est un propos qui est complètement universel et je n’ai gommé du texte que de toutes petites touches connotées des années 80.


A. C. G. – Ce texte foisonne de personnages, de situations…


C. R. – Oui, il y a neuf personnages qui gravitent autour de nombreuses petites séquences qui sont comme autant de photographies instantanées. C’est une pièce sans trame à proprement parler, il y a là des couples réunis à un mariage. C’est la fin de la soirée, tous ont bu et sont passablement fatigués… Ils vont inévitablement se cogner et s’entrechoquer… À eux-mêmes et aux autres. C’est un grand moment de relâchement, relâchement du couple et des êtres. Cela me fait penser à Bacon, au « réalisme paroxystique » de ses toiles, à l’offrande de chairs qu’elles proposent.


A. C. G. – Cette image présage-t-elle de ce qui sera donné à voir sur la scène du Théâtre Océan Nord ?


C. R. – En tous cas quelque chose de la chair – sans chercher l’exhibition pour l’exhibition. Nous verrons des choses qui se cognent … Comme Lacan le dit, « le réel, c'est quand on se cogne ». C’est une formule qui convient assez bien à ce que je veux amener sur scène. Et je crois que lorsqu’on se rend au théâtre, on se cogne forcément.


A. C. G. – Comment avez-vous travaillé avec les comédiens ?


C. R. – Nous avons commencé en partant des peintures de Bacon ou de Monory. Parce que les univers des deux peintres sont consubstantiels au texte. Les comédiens étaient invités à une stricte recherche de "représentation" des peintures proposées. Nous avons aussi exploré les notions, développées par le sociologue Erving Goffman, de face (perdre la face), de scène/coulisses/façade et de rôles rituels du moi.


A. C. G. – Les comédiens représentaient les corps en torsion des tableaux de Bacon ?


C. R. – Parfois, oui. Sans se poser de question pour voir où cela nous menait et surtout pour nourrir des situations. Cela a ouvert la réflexion et m’a permis de toucher à une autre compréhension du texte. Nous avons également travaillé sur la dimension musicale du texte. C’est une composante importante du spectacle, d’autant plus lorsque l’on sait qu’Enzo Cormann est un grand musicien. J’aimerais d’ailleurs qu’une grande importance soit accordée au travail du son. Je rêve que se mêlent des sons off et de la musique sur le plateau. J’aimerais aussi, pour témoigner de cette musicalité du texte que chaque personnage soit accompagné d’un thème musical. Et bien entendu, nous travaillons sur les sons que produisent les corps sans l’aide d'aucun artifice…


A. C. G. – A quoi ressemblera le dispositif scénique, le décor, la scénographie ?


C. R. – Nous avons réfléchi avec Sophie Carlier, la scénographe du spectacle, à partir de l’idée concrète du lieu de la fête de mariage mais en déviant par la symbolique de l’étale du boucher et du podium de défilé, vers un espace hors-cadre, entre la fête et les toilettes. Un lieu de passage propice aux rencontres et aux chocs.


A. C. G. – C’est un espace qui échappe à la représentation : si la fête est le spectacle par excellence, c’est l’envers du décor qui sera exploité ici ?


C. R. – Tout à fait. Et c’est là par essence un lieu qui dévoile les vulnérabilités de chacun. C’est un endroit qui n’est pas dans la lumière, mais d’où il est possible de la voir. Nous avons travaillé cet aspect avec les acteurs : le passage d’un lieu où l’on est regardé et en représentation, même forcée, à celui où l’on se relâche de cette pression du regard.


A. C. G. – C’est aussi un état, celui du passage, qui permet toutes les humeurs.


C. R. – En effet, il sera question de situations tragiques, mais aussi de moments moins dramatiques et parfois drôles, parce que forcément il y a les gags de l’absurde, dans le sens où les gens sont saouls, et je rappelle qu’il s’agit d’une fin de soirée bien arrosée, les éléments échappent au rationnel. Quand l’être humain se montre misérable, il peut laisser échapper de la drôlerie dans le pathétique. Je crois que ces personnages sont très pathétiques, mais sous le regard tendre d’un auteur qui se voit aussi lui-même dans la nuée des papillons qui cherchent la lumière et qui se cognent à l’ampoule.


A. C. G. – C’est tout de même un constat un peu triste de notre humanité ? Désillusionné ?


C. R. – Oui. C’est, je crois, la marque des grands textes contemporains. Mais je ne sais pas ce qui est le plus triste. Si c’est de se voir tels que nous sommes ou de feindre et de s’illusionner, justement, sur un hypothétique soi-même bienheureux ? Des gens comme Cormann ou Pommerat nous renvoient à ce que nous sommes. Des êtres superficiels, mais si fragiles qu’ils en deviennent beaux. Cela me fait penser à l’ensemble des choses que nous mettons entre nous et l’idée de notre mortalité, ou entre nous et l’idée de notre intériorité. Je crois que cette question est plus cruciale et plus cruelle à l’heure actuelle et qu’elle révèle le texte de Cormann avec plus de force qu’auparavant lorsqu’il a été écrit.


A. C. G. – Comment définirez-vous l’invitation que vous faites au public, à quoi sera-t-il convié ?


C. R. – Je pense que le théâtre est plus indispensable que jamais. C’est le seul endroit où il nous est permis de voir des corps vivants. Des vrais corps de chair et de sang qui échappent à la perfection et à la propreté des images. Les vrais corps sont au théâtre. J’invite à une rencontre avec des corps, des êtres humains dans l’instant du présent, dans une durée, la durée du spectacle.


Mais je veux dire encore une petite chose, je veux citer Enzo Cormann qui dans un des ses essais a dit : « J’écris du théâtre parce que je cherche à ne pas vivre et penser comme un porc. »

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