Marguerite Duras
Il y a une chose que vous avez dû oublier. Et dont moi qui oublie tout je me souviens de façon lumineuse : c’est la première fois qu’on s’est vus, ici, dans cet appartement. C’était tard dans la soirée, vous étiez deux. Vous vous êtes assis devant la cheminée du salon, de part et d’autre d’un poêle, de ceux qui étaient faits avec des vieux barils à huile et dans lesquels on brûlait du papier journal compressé en boulets. Je ne sais plus si je vous ai donné quelque chose à manger. Il y avait Mascolo. Vous avez parlé ensemble tous les trois, mais très peu. Et tout à coup vous avez fumé, et la pièce a été envahie par l’odeur de la cigarette anglaise. Il y avait trois ans que je n’avais pas senti cette odeur. Je n’ai pas compris. J’ai crié : « Mais vous fumez une cigarette anglaise ! » Vous avez dit : « Oh pardon… » Vous avez pris votre paquet dans votre poche et la cigarette que vous fumiez et vous avez tout jeté dans le feu. Immédiatement, vous avez parlé d’autre chose tous les trois. Le soir, j’ai demandé à Mascolo si c’était bien ce que je pensais, Londres, il a dit qu’il ne savait pas. Je n’ai jamais eu d’explication sur l’origine de la cigarette anglaise. Mais j’ai compris ce soir-là que nous étions entrés dans la Résistance, que c’était fait.
On ne pouvait pas aller chez des amis, ça n’existait plus. On devait se téléphoner et se rencontrer dehors, dans des endroits insoupçonnables, pour pouvoir échanger trois informations, ça prenait des heures…

François Mitterrand
On s’efforçait d’ailleurs de ne pas connaître les adresses des autres. On redoutait, étant arrêtés, d’être amenés à parler… autant ne pas savoir.

Marguerite Duras
Je crois que les gens ne peuvent pas se rendre compte, eux, de ce qu’était notre vie.

Extrait de « Le bureau de poste de la rue Dupin »,
entretien du 24 juillet 1985, dans l’appartement de Marguerite Duras, à Paris