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Les Présidentes

+ d'infos sur le texte de Werner Schwab traduit par Françoise Delrue
mise en scène Eric Devanthéry

: Notes d'intention

Je chercherai la poésie de la pièce, des personnages et de la langue que Schwab façonne.


Les Présidentes de Werner Schwab est une charge pleine d'humour contre l'étroitesse d'esprit, les bien-pensants, le politiquement correct et le cléricalisme. La pièce est une démonstration féroce contre les obscurantismes. Erna, Grete et Mariedl (que nous préférons au Marie de la traduction française), les trois personnages principaux sont aliénés à leur monde petit-bourgeois, fait de rêves étriqués et de suffisance. Ce sont des Kleinbürgerinnen, des petites-bourgeoises. Elles croient tout savoir, veulent décider de tout. C'est en cela qu'elles sont des Präsidentinnen, des présidentes.


Les personnages sont tout occupés par leurs fonctions vitales : manger, boire, éliminer. Cela sonne comme un slogan publicitaire ! mais il faut plutôt considérer ici une tentative de réduire nos présidentes à une définition clinique ou biologique : ce sont des tubes digestifs à forme humaine. Elles sont réduites, à la limite, à des tubes anthropomorphes et anthropophages. Schwab disait lui-même qu'il venait d'une famille de présidentes. Nous aussi, nous venons de ces familles de Présidentes !..
Chacune détient un secret qu'elle ne peut et ne veut révéler.
Les personnages existent par la langue qu'ils utilisent, une langue à côté de la langue. Ils sont comme à côté du monde. C'est une extra-langue qui raconte l'histoire d'un extra-monde. Nous pourrions dire qu'elles parlent une ob-langue (voir la partie consacrée à la dramaturgie pour le développement de ce terme). Evidemment, ces déplacements de langue donnent à voir notre réalité occidentale à travers un prisme. Le texte y joue à la manière d'un miroir déformant qu'on nous tendrait.


Erna, Grete et Mariedl sont trois femmes sans âge, infiniment vieilles et infiniment jeunes. Ce sont des figures, comme on le dirait de figures antiques.


« Les présidentes sont la langue qu'elles produisent. »


C'est une indication de Schwab essentielle à la mise en scène. Elle fait écho à cette autre remarque, que je propose comme axe de travail :


« La langue tire les personnages derrière elle comme des boîtes de conserve qu’on aurait attachées à la queue d’un chien. »


Cela fait du bruit, c'est mal pratique, cela ralentit et il faut lutter contre cela. Le réel est sans cesse remis en question. L'humour et le grotesque sont au coeur de la pièce. Les personnages sont immenses et leurs vies minuscules.


Qu'est-ce que je veux dire avec cette pièce ? L'ignorance et la bêtise nous guettent. La misère intellectuelle, le manque de clairvoyance, le manque de pouvoir de décision rend la vie misérable. La pièce s'inscrit - c'est sous ce titre emblématique qu'elle a été publiée en Allemagne et en Autriche - dans le cadre des fäkalien Dramen, des drames fécaux. Mais il ne faut pas la réduire à ce seul emblème. Schwab évoque l'infiniment bas pour parler de nous, en renversant les codes à la manière des bouffons de Shakespeare. Il crée un monde en miroir, qui parle de nous.


Les personnages sont très sérieux. Les thèmes de la pièce sont sérieux. Etre sérieux : c'est une indication de jeu essentielle. Le sérieux des personnages est un des mécanismes qui devrait induire le rire du public. Car on rit beaucoup : les situations, l'absurde des personnages, les néologismes, l'ignorance crasse érigée en royaume. Et l'écriture/le rire finissent par révéler autre chose : notre condition humaine. Même si la condition humaine, telle qu'elle est dépeinte dans la pièce n'est pas enviable, elle est le quotidien de beaucoup - en forçant à peine le trait.


La pièce donne à voir un enfer petit-bourgeois. Cet enfer, par réflexion, par mise en abîme, par projection des personnages, par mise en jeu du théâtre dans le théâtre, cet enfer petit-bourgeois devient un enfer universel. On a le sentiment que Schwab regarde directement au coeur des choses, des personnes et des événements dont nous détournons le regard. On voudrait fermer les yeux devant ce réel qui n'est pas reluisant ; Schwab nous oblige à les ouvrir. Cela s'effectue par la mise en jeu du grotesque (le rire). C'est une manière d'atténuer la violence de ce qu'il nous oblige à regarder.


Référons-nous à l'entretien qu'a donné Krystian Lupa lors de sa mise en scène des Présidentes en 1999 en Pologne. Krystian Lupa est un des metteurs en scène les plus importants d'Europe. Il a reçu cette année le XIIIe Prix Europe pour le Théâtre - plus haute distinction théâtrale occidentale.


Il me semble que "Les Présidentes" de Schwab est une pièce humaniste. J'ai trouvé en elle une vérité, des comportements humains, empreints de sensibilité, de douleur, de désir de bonheur. Tout ce qui compose le destin des gens. Dans notre société, il y a de plus en plus de personnes « exclues ». Elles subissent un processus de dégradation dont elles ne sont pas responsables. Ce sont des victimes de notre civilisation, et de nos exigences abusives. Les personnages des Présidentes sont absolument honnêtes, et dans l'attente impatiente de quelque chose de bien, avec le bonheur à la clef. Elles sont prêtes à se soumettre à n'importe quel système de normes qui pourrait combler leur solitude.
Chacune d'elles ayant été élevée d'une manière tellement misérable et insensée que la religion devient pour elles une certitude mais qui en même temps ne leur garantit aucun appui dans la vie. Je regarde ces femmes avec beaucoup d'attention et j'essaye de les comprendre. Pourquoi ne sont-elles pas capables de s'élever à un certain niveau intellectuel et spirituel ? Pourquoi n'arrivent-elles pas à voler de leurs propres ailes ? Pourquoi - comme on dit dans les médias - ne peuvent-elles pas profiter du bonheur facile ? Le bonheur est à la portée de la main, mais il est tellement inaccessible.


On parle beaucoup de nourriture, de chair (de viande) et d'excréments dans la pièce. Nous écrivions : une manière de réduire l'être humain à son tube digestif, à sa seule fonction organique et vitale. C'est aussi plus commode, pour les personnages, que d'aborder les sentiments, qui blessent. Mais comme l'écrit Schwab dans Abfall, Bergland, Cäsar :


« feisch ist ernst, der ernst funktion, funktion ist feischlich. intellektuelle redlichkeit ist als ernst des lebens also feischliche funktion. »


Je propose ici trois traductions qui se valent, et qui montrent à quel point Schwab est difficile à traduire.
1. La chair c'est sérieux, une fonction sérieuse, la fonction d'être-chair. L'honnêteté intellectuelle est aussi sérieuse pour la vie que la fonction d'être-chair.
2. La chair, c'est sérieux - comme le sérieux d'une fonction ; la fonction est charnelle ; donc, en tant que sérieux de la vie, l'honnêteté intellectuelle a une fonction charnelle.
3. la chair est sérieuse, le sérieux fonction, la fonction est charnelle, l'honnêteté intellectuelle est donc en tant que sérieux de la vie, une fonction charnelle.


Je crois qu'il faut comprendre la pièce de cette manière : il est question de quelque chose de très sérieux (la vie des petites gens) présenté sous une forme provocatrice à l'humour féroce.


On pourrait dire de la langue de Schwab qu'elle est boursouflée. On pense évidemment à Antonin Artaud et à son théâtre de la cruauté, où il espère que la langue ferait chair et la chair langue. Il s'agit bien pour moi aussi de chercher une forme de théâtre qui passe par la langue et la chair. C'était aussi le projet de Schwab au théâtre, comme il le définit dans Enfin mort, enfin plus de souffle :
« Saftmann : Nous discutions de la possibilité de faire monter un truc théâtral de la cavité abdominale vers la tête.
Mademoiselle Krimhilde : Quoi, dans le ventre aussi un théâtre serait présent ? »


Ou comment faire passer le théâtre par le corps, et toujours avec humour (la naïveté de la réponse de Mademoiselle Krimhilde). Ici, il s'agit bien d'inverser la fonction vitale que nous évoquions précédemment : de la « merde » faire des aliments, du théâtre. Nous sommes dans une révolution copernicienne. Nous renvoyons le lecteur à la citation en exergue de ce dossier qui est aussi l'incipit des Présidentes. Le projet de Schwab est bien de dépasser la réduction de l'humain à son tube digestif, afin de produire autre chose que de la « merde ». Créer à partir de ce que l'on rejette habituellement, organiquement. On notera que Schwab travaillait, comme artiste plasticien, avec des matériaux périssables. Cette réflexion sur la création « par le bas » vaut de manière métaphorique : créer à partir de tout et de n'importe quoi. Mais cette remarque vaut aussi de manière littérale : créer avec des déchets, refaire un monde. Nous pensons ici à la toque en fourrure qu'Erna récupère dans une décharge, ou encore à la besogne de Mariedl, qui trouve « de l'or » dans les toilettes.


Je veux vraiment aborder les personnages par la langue, comme s'il s'agissait de théâtre classique. La langue en tant qu'effort pour reprendre les mots de Schwab. La langue en tant que poésie. La langue en tant qu'épiphanie des personnages. Les accessoires, les costumes, les silences devront s'imposer à travers la langue, à travers les méandres du schwabien, cette langue si particulière.


C'est pourquoi, de manière à circonscrire au mieux son écriture, le travail dramaturgique est concentré sur l'oeuvre de Schwab dans sa totalité, prose et oeuvres plastiques comprises. Notons que l'ensemble de son oeuvre n'est pas encore traduit.

Eric Devanthéry

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