theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Lear »

Lear

+ d'infos sur le texte de Edward Bond traduit par Georges Bas
mise en scène Christophe Perton

: Enfances, justice et métamorphoses

le théâtre salutaire d’Edward Bond

Edward Bond est né en 1934 dans un quartier populaire de Londres. Autodidacte chevronné, il commença à écrire de bonne heure des pièces au cours de sa scolarité, et, lorsqu’il abandonne ses études, part travailler dans des usines et des bureaux. Son origine sociale modeste, loin d’être anecdotique, l’a conduit à être assimilé à certains de ses pairs, auteurs dramatiques eux aussi issus de la classe ouvrière tels Harold Pinter, John Osborne, John Arden, David Storey, Sillicoe ou Arnold Wesker, que la critique dramatique anglaise des années 70, avait réunis et classés sous l’étiquette commode mais bien trop schématique de " jeunes gens en colère " (" angry young men "), parce que, renouvelant non seulement les canevas conventionnels de la composition dramatique jusqu’alors en vigueur, ils mettent en scène des personnages, des situations qui ont pour contextes, le plus souvent, des milieux plutôt " défavorisés " et qu’ils témoignent, aussi, d’un esprit de contestation contre les ordres et la politique établis par le premier gouvernement travailliste d’alors, qu’ils haïssaient certainement plus encore que le parti conservateur de l’époque.


Bond, quant à lui, même s’il écrit que " ses pièces ont toujours un œil ouvert sur ce qui se passe dans la rue ", récusera ardemment cette appartenance à un groupe aussi clairement authentifié. Le metteur en scène français Claude Régy, qui créa à Paris, au T.N.P. de Chaillot en 1972, l’une de ses premières pièces, Sauvés, (Saved, 1965), le confirme : " Chez Bond, le cri de révolte est poussé jusqu’à l’exaspération. Comme chez Pinter, le langage se trouve entre les mots, mais c’est bien la seule ressemblance. La litote permanente. On veut toujours dire autre chose et tout à la fois. " (1).
En France, c’est la création par Guy Lauzin de Narrow Road to the deep North (Route étroite pour le grand Nord), en 1969, qui introduisit Edward Bond et qui honora l’affiche de la première saison du Centre Dramatique National de Nice-Côte d’Azur dirigé alors par Gabriel Monnet. Le critique dramatique français Bertrand Poirot-Delpech, dans Le Monde du 26 novembre 1969 analyse qu’avec cet ouvrage, " Edward Bond a voulu montrer que le christianisme colonisateur est aussi barbare que le rapport de forces auquel il se substitue (…) Ce refus global de tout ce qui fonde la société d’Occident s’exprime dans une parodie des formes orientales : récit, convention et rythme du Nô, hara-kiri final du moine qui n’a pas trouvé la vérité, symboles de l’enfant abandonné et de l’homme pur sauvé in extremis de la noyade… ". Ces thématiques de l’enfant sacrifié, de la quête absolue de la vérité, s’avoueront bientôt comme les motifs essentiels et obsessionnels de la plupart de ses pièces.
C’est la création, en 1965, de sa pièce Saved, au Royal Court Theater, qui le fit connaître au grand public puisqu’elle attisa les foudres de la critique et de la censure, jusqu’à l’interruption, par la police, des représentations. Bond y décrivait entre autres la scène d’une lapidation d’un bébé dans son landau par une bande de jeunes paumés dans un parc. Cette scène, très crue, paroxystique, valut à l’Institution un procès qui dura trois jours mais des témoins prestigieux, comme le célèbre comédien Laurence Olivier, défendant ardemment le dramaturge, contribuèrent à sa reconnaissance et le metteur en scène créateur de la pièce à Londres, William Gaskill, fut néanmoins condamné à une amende de 50 livres ! Les ennuis de Bond avec les forces de l’ordre ne furent pas calmés pour autant, puisque, en 1968, l’annulation du spectacle Demain, la veille (Early Morning), est due à la censure qui croit que l’offense faite à l’endroit de la couronne royale mérite une interdiction pure et simple de la pièce : Bond y relatait en effet les amours licencieuses et saphiques de la Reine Victoria avec Florence Nightingale, mais, au-delà de la seule provocation gratuite qui n’intéresse nullement l’écrivain, c’est une dénonciation de l’influence de la gouverne de la Reine, jusqu’à nos jours, qu’il tentait de composer. En France, le spectacle Sauvés, par Claude Régy, divisa grandement les critiques et fit également grand bruit. S’il n’est pas nécessaire de retranscrire ici les propos houleux et polémiques qui accueillirent la création, il n’est pas indifférent cependant de rapporter ce qu’en écrivait Matthieu Galey dans la revue Combat, en 1972 (date de la création de la pièce en France) : " Le sacrifice de l’enfant prend alors tout son sens, c’est le crime rituel, c’est le meurtre d’un innocent qui rachète les péchés du monde, c’est le symbole de la cruauté dont nous sommes tous les responsables et les victimes, dans une société féroce qui se refuse de se voir telle qu’elle est. " (2). Le journaliste résume assez bien la plupart des prises de position idéologique défendues par le dramaturge britannique : récemment, au mois de mai 2000, accordant une interview au magazine satirique " Charlie-Hebdo ", l’auteur de Lear réaffirmait : " … Il ne faut pas avoir une conception romantique. Le monde et l’histoire sont pleins de situations où l’on se demande : " comment des êtres humains ont-ils pu se comporter ainsi ? Sommes-nous donc des bêtes ? L’inimaginable peut très facilement se confondre avec le nécessaire. (…) : Voilà le projet humain : créer la justice. Et c’est ce dont parle le théâtre. Toutes les pièces sont une quête de la justice. Et si elles n’en sont pas, c’est qu’elles vous mentent. Ce qui est assez agréable, d’ailleurs, car cela vous donne le sentiment d’être encore un enfant. Pour obtenir la justice, ce dont on a besoin, c’est d’une description juste de la réalité. La vérité devient alors utile – ce qu’elle n’était pas pour l’enfant. Et où, dans la société, allez-vous trouver la vérité ? C’est une question. " (3) Bond n’a donc pas dérogé à la conviction qu’il énonçait déjà en 1972 à propos de sa conception marxiste du théâtre : " L’art est la confrontation de la justice avec la loi et l’ordre ". Toute son œuvre témoignera de ce souci : une pièce comme Eté (Summer, 1982) mêle étroitement des intérêts et des préoccupations d’ordre à la fois publics et privés, les fameuses Pièces de guerre 1 et 2 (The War Plays, 1 & 2, 1985) énoncent le danger atomique qui menace la planète, tandis que, pour s’interroger sur l’implication civile et sociale du créateur, l’écrivain dépasse très nettement et efficacement le complexe que connaissent la plupart des auteurs britanniques contemporains, impressionnés par l’ombre tutélaire de Shakespeare, et n’hésite pas à " piller " librement l’auteur de Hamlet, jusqu’à le mettre directement en scène et en question (Bingo, 1973) ou à réécrire, à sa façon et avec ses propres obsessions, une version du célèbre Lear (1971).
Dans cette pièce, vérité et mensonge, enfance et vieillesse, humanité et animalité, mort et vie ne se distinguent pas en des lignes de partage dissociées mais, au contraire, s’amalgament: " Il n’y a personne à qui je puisse m’adresser pour demander justice. ", et " J’ai tellement souffert, j’ai commis toutes les erreurs de la terre et je paie pour chacune d’entre elles. On ne pourra pas m’oublier. Je suis dans l’esprit des gens. Pour me tuer vous devez tous les tuer. Oui, voilà ce que je suis. Ecoute, Cordelia. Vous avez deux ennemis, les mensonges et la vérité. Vous sacrifiez la vérité pour détruire les mensonges et vous sacrifiez la vie pour détruire la mort. C’est absurde. Vous prenez une pierre jusqu’à ce que votre main saigne et vous appelez cela un miracle. Je suis vieux, mais je suis aussi faible et maladroit qu’un enfant, trop lourd pour mes jambes. Mais j’ai appris ceci et vous aussi devez l’apprendre ou vous mourrez. " (4), énonce un Lear, hagard, en quête de miséricorde, pour éloigner de lui les feux brûlants de la folie, à l’issue de la pièce. S’il y a rédemption, ce n’est qu’au prix de souffrances, de maturations et d’épreuves qui le destituent de son pouvoir et qui le font grandir, l’amènent à accéder enfin à la vie, après avoir vieilli : " Lear est plutôt comme un enfant qui grandit et qui apprend à vivre. Il est protégé par le berceau qu’est sa cour jusqu’à ce qu’il devienne un vieil homme et que soudainement il naisse." écrivait à propos de sa pièce Edward Bond.
On le voit, la dialectique du dramaturge, si l’on s’en réfère aux pièces que nous avons ici rapidement évoquées, se cristallise autour de cette figure de l’innocence de l’enfant sacrifié puis finalement réhabilité pour sauvegarder et maintenir un soupçon d’humanité. La dernière scène de Sauvés, silencieuse, après que tous les tableaux qui la précèdent ont froidement décrit des actes de violence, montre l’un des protagonistes de la pièce qui, de façon certes dérisoire mais appliquée,
" répare ", dans le living-room, au sein du cercle de famille reconstitué tant bien que mal, le barreau d’une chaise estropiée. La fin de Lear résonne de même : " Je vois ma vie, un arbre noir au bord d’un étang. Les branches sont couvertes de larmes. La lumière fait briller les larmes. Le vent souffle les larmes vers le ciel. Et mes larmes retombent sur moi. " (4) : la compassion, comme antidote à la folie, est une émotion qui, au même titre que la rébellion salutaire contre tous les ordres établis et oppressants, témoigne du désarroi de l’homme et de son aptitude à peut-être s’émouvoir. Mais, bien plus qu’à cette simple disposition pour les larmes et pour la pitié, c’est à une possibilité de transformation de l’Homme à laquelle croit Edward Bond. C’est cette même " utopie ", dont le théâtre semble être le meilleur vecteur, qui est aussi au cœur des préoccupations du metteur en scène Christophe Perton , lui dont les thèmes qu’il lui plaît d’aborder, sont " le rêve, la révélation, la transformation, les métamorphoses ", et les implications qui les suivent, mais bien sûr, abordés, interrogés, esthétiquement et politiquement différemment selon les contextes, les oeuvres, et les époques…: " Les gens, dans l’espace d’une vie, sont parfois et même souvent confrontés à l’épreuve d’une transformation, qu’ils saisissent ou non. Des événements anodins ou monstrueux font que notre vie peut basculer complètement. Et c’est cet instant- là, cet événement, qui m’intéressent ; j’ai envie de parler de cela, de le creuser… " déclare Perton. Après Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition de Peter Handke en 1998, qui ciblait cette même problématique, Lear, dans une écriture où le poétique, l’épique et l’idéologique se partagent à plumes égales les répliques les mieux inspirées, ne pouvait que croiser le chemin de l’artiste nouvellement installé à Valence aux côtés de Philippe Delaigue à la direction artistique d’un théâtre en pleine évolution, la Comédie de Valence devenant, dès ce mois de janvier 2001, l’un des nouveaux Centres Dramatiques Nationaux qui, inauguré ainsi sous l’égide et les auspices de l’œuvre de Bond, arpentera avec rigueur et foi, nous l’espérons, les sentiers neufs d’un art dramatique à la fois engagé et attentif à faire entendre la voix vivante et vibrante de nos plus fervents dramaturges d’aujourd’hui…


(1) : in Le Monde, 6 janvier 1972, propos recueillis par Martin Even.
(2) : Matthieu Galey, " Le scandale du désespoir ", in revue Combat, 14 janvier 1972
(3) : " La religion est une pièce de théâtre qui prétend être vraie. ", interview d’Edward Bond, publiée dans Charlie-Hebdo, 31 mai 2000. (propos recueillis par Mona Chollet et Luz).
(4) : Edward Bond, Lear, texte français : Georges Bas, traduction revue et adaptée, novembre 2000.

Denys LABOUTIERE

14 novembre 2000

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.