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Le Roi du plagiat

+ d'infos sur le texte de Jan Fabre traduit par Olivier Taymans
mise en scène Jan Fabre

: Entretien avec Jan Fabre

“Il y a un combat à mener, mais c’est un combat poétique pour défendre la vulnérabilité de la beauté et du genre humain.”



Vous avez écrit deux textes qui interrogent la posture de l’artiste, L'Empereur de la perte et Le Roi du plagiat. Peut-on considérer ces deux monologues comme un diptyque ?


Jan Fabre - En fait, il s’agit plutôt d’une trilogie, qui comprend L’Empereur de la perte, Le Roi du plagiat et L’Employé de la beauté. Les textes sont une sorte de manifeste. Le personnage de L’Empereur de la perte est un clown. Ce clown est la métaphore de l’artiste. Il est toujours en train de s’exercer, de ressentir des choses, et dans le même temps, il voudrait devenir un ange. À travers les nombreuses performances réalisées au cours de ma vie, j’ai beaucoup travaillé à partir de l’idée de la gravité, imaginé toutes sortes d’essais pour monter, sauter, voler dans le ciel. L’essentiel du thème de l’empereur, c’est l’audace de l’artiste à refuser, à dire non. Il refuse, et devient un ange.


C’est la posture du clown que de se situer entre ces deux mouvements, la gravité et l’élévation ?


Oui. Et le clown est une sorte de figure de l’artiste contemporain européen comme le fou l’était au Moyen-Age.


Vous reprenez la pièce telle qu’elle a été créée ?


Non, c’est une nouvelle création. Le texte, petit à petit, a changé, tout comme la mise en scène, mais la base est identique.


Pour quelles raisons introduisez-vous dans votre propre texte des paroles de chansons, qui vont de Frank Sinatra à Ian Dury, en passant par Leonard Bernstein et les Beatles ?


Parce que ce sont des références au contenu de la pièce. Elles sont toutes liées au caractère du personnage, à ce qu’il pense, comment il joue, réagit. Cela a trait aussi à ce que représente ce personnage, une sorte de figure libre et schizophrénique. Dans un certain sens, on peut dire qu’il s’agit d’un être aux multiples personnalités. Et il en change tout le temps.


Il se métamorphose, un élément essentiel dans votre travail. Quels points communs y a-t-il alors entre ces deux textes ?


Ce sont des pièces différentes, indépendantes l’une de l’autre, mais elles sont créées avec le même acteur, Dirk Roofthooft. L’Empereur de la perte porte sur la place de l’artiste dans la société. Comment nous nous comportons, nous le regardons, quelle est son attitude ? En fait, ces deux monologues sont des manifestes. Ils expriment ce que je pense du théâtre et de l’art. Le Roi du plagiat pose une autre question : “Qu’est-ce que l’originalité, l’authenticité en art” À l’inverse du premier texte, dans ce monologue, le personnage commence par être un ange, mais veut devenir un homme. Pour essayer de se transformer en être humain, il prend quatre cerveaux de personnalités renommées, ceux de Einstein, Gertrud Stein, Wittgenstein et Frankenstein. Quatre “Stein” (“pierre” en allemand) importants. Il utilise ces cerveaux pour devenir un homme. Les “Stein” représentent les sciences, la philosophie, l’art à travers la littérature et l’intelligence artificielle. Le personnage met ces quatre cerveaux ensemble, et simultanément, en devenant un humain, veut aussi être un acteur. Cette pièce parle donc de ce que signifie l’authenticité en relation au jeu de l’acteur. Qu’est-ce que l’imitation, le plagiat ? Toutes sortes de questions sont posées autour de ce thème. À la fin, Dieu rappelle le personnage pour qu’il redevienne un ange. Parce que l’ange n’a pas réussi à devenir humain. L’échec signifie en cela qu’il est l’original. Seuls les anges sont uniques, originaux, non coupable, innocents, parfaits. Alors que les humains sont à l’opposé de cela. Sur scène, il y a des pierres (“Stein”). En référence à la célèbre phrase de Jésus Christ “Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre”. Cela évoque aussi l’acteur. Quand il est mauvais, s’il n’est pas humain, le public peut faire de même. Et lorsque le personnage, vers la fin, commence à devenir vraiment un acteur, un humain, Dieu aussi se met à lui jeter des pierres.


Il y a donc deux textes, à quelques années d’écart, qui évoquent la position de l’artiste mais d’une manière différente. Quelles sont les raisons ou les motivations de ces variations ?


Bien sûr il y a une évolution. C’est pourquoi j’ai souhaité aussi reprendre maintenant L’Empereur de la perte que j’ai écrit il y a plusieurs années. La pensée, les expériences, les gens et le monde changent. Si l’on veut les comparer, je pense que Le Roi du plagiat est beaucoup plus complexe dans sa quête et son questionnement.


Vous construisez dans le temps des projets qui prennent différentes formes. quels liens animent ces choix ?


C’est une question difficile. Ma prochaine création, L’Histoire des larmes, ainsi que Je suis sang, sont deux pièces que l’on peut en effet rapprocher. Tout mon travail, depuis plus de vingt ans, qu’il s’agisse d’art visuel, d’écriture, de spectacles, a été créé dans une même voie de recherche : le corps humain. Il est envisagé en premier lieu comme un laboratoire. Et dans un second temps autour d’une autre question essentielle pour moi : Que signifie le corps humain dans la société ? Que représente-t-il d’un point de vue social, philosophique, physique, érotique ? C’est cette idée directrice qui réunit l’ensemble de mon travail. Y compris dans la représentation des corps : quels liens existent entre l’humain et l’animal ? Ce thème est présent dans la plupart de mes spectacles. Dans L’Empereur de la perte, concentré sur lui-même, le personnage parle comme s’il était une fourmi, comme un ver dans Le Roi du plagiat. Dans Je suis sang, il y a de nombreuses connotations qui évoquent les animaux, toutes sortes de métamorphoses se produisent entre l’homme et l’animal. Tout est basé sur cette recherche du corps humain, ses manques, sa vulnérabilité, ses moyens de défense. Il y a aussi cette interrogation sur ce qu’est un animal. Que signifient les valeurs de l’animal dans nos sociétés ? Question posée évidemment en relation à l’être humain. Quelle sorte d’animaux sommes-nous ? Qu’avons-nous à apprendre d’eux ? Ce sont ces deux lignes de réflexion qui fondent l’essentiel de mon travail et font le lien entre mes différentes pièces.


Nous avons évoqué les liens, peut-être pouvons-nous parler des différences entre les monologues que vous avez écrit et les deux pièces présentées dans la cour d’honneur ? Les premiers ont-ils un rapport plus marqué avec votre démarche théâtrale, sont-ils des sortes de portraits, les deux autres spectacles étant davantage liés à votre travail de plasticien ?


Pour moi, écrire des textes ou créer des pièces relève d’une recherche microscopique. Autour des phénomènes du langage, du mouvement, de la parole. Bien sûr, ce que nous voyons au final, par exemple avec L’Histoire des larmes, c’est une grande pièce, avec vingt interprètes. Mais pour parler de différences, je crois que ces grands spectacles sont davantage des fresques avec des emblèmes. Ce sont davantage des questionnements de l’espace et de l’image, référants aux allégories de la peinture classique. Mais surtout – c’est très important – il s’agit d’un travail avec l’espace. Comment le donner, l’investir, le défendre, le mettre en tension ? Comment les acteurs vont jouer avec la blancheur, par exemple ? Comment donner un contenu, redéfinir, recréer l’espace ? Que signifient l’espace, la profondeur, la distance entre les corps ? Avec les solos, les monologues, je m’intéresse davantage à l’acteur lui-même. Il est tout. Dans les autres pièces, comme il y a ensemble acteurs, danseurs, et musiciens, les niveaux de jeu sont différents. C’est beaucoup plus un travail de temps et d’espace. L’élément architectural est extrêmement important dans ces créations.


Les monologues ou solos sont-ils un moyen d’extraire de l’une de vos grandes créations un élément particulier que vous souhaitez développer de façon singulière ?


Non, c’est différent. Chez moi, il y a toujours un très long développement qui passe par différentes démarches. Je suis sang est en fait un point culminant de mes recherches sur le sang qui ont commencé en 1978-79 avec My body, my blood, my landscape (dessins au sang & performances) et qui n’ont plus cessé depuis. J’ai beaucoup utilisé mon propre sang pour écrire, dessiner, faire des manifestes. En même temps, cela restait très lié avec la tradition de la peinture flamande. J’avais également écrit le texte, mais cinq ans avant la réalisation de la pièce. Un long temps a passé avant la création sur scène. Pour traiter et développer cet élément jusqu’à la création sur scène, cela m’aura demandé plus de vingt ans ! C’est donc parfois un très long parcours. C’est la même chose avec L’Histoire des larmes. Il y a bientôt douze ans que je dessine avec les miennes. Je me suis beaucoup demandé ce que sont les larmes, ce que pleurer signifie. Et je prépare maintenant une autre version autour de cette réflexion. Avec d’autres questions : qu’est-ce qu’un liquide corporel, un liquide humain, quel est ce matériel, que signifie-t-il politiquement, socialement, philosophiquement ? Même Le Roi du plagiat a été commencé il y a longtemps. Mais chaque création reste toujours une question de nécessité.


Quelle conception du corps est à l’oeuvre dans l’histoire des larmes ?


La question de cette pièce porte sur les larmes de Dieu – la pluie – les larmes des humains – tout ce qui est liquide à l’intérieur du corps. Dans Je suis sang, la recherche principale était la création d’un corps futur, qui soit aussi un corps liquide, un corps fait de tous les corps. Dans L’Histoire des larmes, la proposition consiste à imaginer que l’homme puisse pleurer avant la catastrophe et non pas après. Pour dire que nous devrions prendre soin du monde de la même façon qu’une mère s’occupe de son nouveau-né, le porte dans ses bras, le berce, le console. Évoquer un monde qui prend soin de l’humain, du vivant, comme une mère veille sur son enfant, c’est aussi un appel à vivre dans la consolation et la responsabilité.


Une responsabilité individuelle, collective ?


Le personnage principal de L’Histoire des larmes est un chevalier du désespoir qui espère ne pas rester seul “Nous luttons pour l’âme, nous luttons pour sauver le Moyen-Age de la Renaissance. Nous luttons contre les yeux ailés qui sont sourds” (paroles du chevalier dans L’Histoire des larmes). Au Moyen-Age on écoutait davantage l’intérieur du corps. Ceci disparaît dans la Renaissance, où c’est l’oeil qui prend le dessus, exactement comme aujourd’hui dans notre culture de l’image. Le chevalier du désespoir attend l’époque des Lumières, qui représente la pensée, la raison et la conscience. Simultanément, il défend l’ère du Moyen-Age avec sa corporalité accentuée. Dieu ne peut consoler le chevalier. Celui-ci ne sera consolé que quand le monde réagira. Il défend un mode de pleurer différent, artistique : des pleurs qui portent la joie, qui annoncent l’extase, qui sont sagesse.


“Il nous faut croire
avec raison
Croire en les hommes
Puis-je croire
que nous puissions recevoir
une grande force tendre de la part des… hommes ?
Imagine…
que le monde réagisse
comme une bonne mère
ou comme un bon père
à nos pleurs
C’est là
que nous cesserions abruptement de pleurer
avec un sanglot hoquetant
et les yeux humides
Des yeux lumineux qui scintillent
de satisfaction
C’est là
que notre corps en pleurs
pourrait être étanché !”


Le monde, c’est-à-dire l’humanité, devrait devenir une mère. Tout part de l’individu, naturellement mais cela comprend les deux aspects à la fois. Nous devrions défendre une conception spirituelle de l’existence attentive à tout ce que l’humain est. Je crois que si l’on pense à cette idée, la spiritualité de l’humanité, on défend aussi une conception de la politique et de la culture, pas celle du pouvoir et de l’économie, mais quelque chose qui préserve le sens de l’humain. Que chacun prenne sa propre responsabilité au sein de la communauté humaine. Cela comprend aussi le rapport à la nature. J’ai souvent évoqué l’idée que les meilleurs docteurs et philosophes aujourd’hui sont les animaux. On apprend beaucoup auprès d’eux. J’ai même voulu créer un parti politique des animaux !


Vous avez dit que Je suis sang faisait référence au moyen-age et L’Histoire des larmes à la renaissance, comment traitez-vous ce changement d’époque ?


Oui, L’Histoire des larmes traite la dualité de la Renaissance : “la vie est comique pour celui qui pense, et tragique pour celui qui sent”. L’on retrouve cette donnée tragique dans le personnage du chevalier du désespoir qui, comme un espèce de figure de Don Quichotte, défend l’âme du Moyen-Age. En cela même, L’Histoire des larmes est à nouveau un conte de fées visionnaire. En tant qu’artiste, on crée ses propres contes de fées. Sans exception des contes qui se situent entre la vie et la mort, la mort et le paradis. Les éléments du conte dans mes oeuvres forment une introduction à la compréhension d’une langue qui s’est perdue ; la langue de l’intensité, de l’instinct, de l’intuition. Pour cette raison, j’ai également lu pour L’Histoire des larmes des tas de contes, moyenâgeux, de la Renaissance et aussi des contes d’Andersen : le corps en pleurs est un thème primordial dans l’oeuvre de celui-ci.


Vous ne traitez pas le moyen-age au sens obscur de sa représentation ?


Absolument pas, car j’aime beaucoup les allégories, les memento mori, la conscience de sa propre mort que cette époque a développée et que nous avons perdu dans les sociétés contemporaines. Et aussi la relation entre Dieu et les hommes, ou encore celle entre l’homme et de l’animal qui étaient beaucoup plus forte. Regardez le pélican par exemple, qui ouvre sa poitrine et donne sa propre chair pour nourrir ses petits. C’est un symbole du Moyen-Age qui est toujours utilisé, en Belgique, pour les transfusions et dons de sang. Plein de choses nous sont restées de cette époque, mais la plupart du temps nous l’ignorons. Et puis il y a cette mystique particulière. Les écrits et les peintures de cette période ont quelque chose d’extrêmement tactile, physique. Il y avait un lien fort entre l’esprit et le corps. De nombreuses oeuvres, écrits, pièces théâtrales, sculptures forment une “consilience” (“une sorte de saut du savoir, lié par les faits et la théorie empirique, par-dessus les différentes disciplines et visant à créer une base commune d’explication”, terme de William Whewell dans Edward O. Wilson, L’unicité du savoir, éd. Robert Laffont, 2000, pp. 16-17). Cette “consilience” est pour moi la dualité de l’âme moyenâgeuse qui écoute, et de la conscience/la pensée du siècle des Lumières.


Pensez-vous que l’artiste doit toujours être dans le combat, dans quelque chose qui peut être considéré comme de la violence, de la fureur ?


Je ne défends pas la violence mais l’énergie et la vitalité. C’est très différent, je pense. La fureur est un beau mot. Elle nous met dans un état d’âme proche de l’extase. Où l’on sent les limites de son être, de son existence. Je pense à la fureur d’Artaud et ce qu’il a pu dire de cela. Je pense que l’artiste a un combat à mener mais c’est un combat poétique pour défendre la vulnérabilité de la beauté et du genre humain.


Que pensez-vous de votre position d’artiste associé pour cette édition du festival d’avignon ?


À la différence de l’an passé, nous nous sommes déterminés, pour cette édition, autour de choix qui révèlent davantage la figure de l’artiste et son univers, son oeuvre, plutôt que des mises en scène. J’ai vraiment apprécié de découvrir de jeunes artistes. Il y a un défi à voir beaucoup de pièces, ce dont je n’ai pas le temps d’habitude. J’ai pris cette invitation très au sérieux, et suis allé voir de nombreux spectacles. J’ai rencontré de jeunes artistes dont je trouve très intéressant de soutenir la démarche. L’articulation des échanges et rencontres autour de l’élaboration de la programmation du Festival est aussi très intéressante. Dire pourquoi on apprécie ou défend une démarche, cela me permet aussi de redéfinir ma propre position d’artiste. C’est très beau de savoir que j’ai eu la chance de renouer avec les origines du Festival créé par Jean Vilar et de pouvoir contribuer à remettre en jeu la poésie et les arts visuels, un travail qui fait partie de cette “consilience” dont nous avons déjà parlé.
Il est d’ailleurs impressionnant de présenter son propre travail dans un tel contexte. En tant qu’artiste, on devient extrêmement vulnérable. On affiche des choix. De plus, Avignon est un endroit particulier. J’aime l’énergie du lieu. Cette idée de rencontre, presque spirituelle, entre le public et les artistes, dans une petite ville qui a conservé sa structure moyenâgeuse. Partout, il y a beaucoup de festivals, mais celui d’Avignon est l’un des derniers endroits au monde qui puisse encore porter ce nom, au sens où il reste vraiment un lieu de rencontre. Les terrasses, les rues sont pleines de gens qui discutent de ce qu’ils ont vu ou vont voir. Dans notre monde global économique, c’est beau d’être dans une petite ville devenue presqu’un endroit de pèlerinage grâce à l’art et la culture. Nous vivons avec l’idée des métropoles, mais je suis fasciné par cette idée que des gens se déplacent, doivent trouver à se loger pour vivre une aventure avec des spectacles. Et puis la Cour d’honneur est un endroit extraordinairement mystérieux. Tout cela est très excitant.


Entretien réalisé par Irène Filiberti et Jean-François Perrier, remerciement à Barbara De Coninck.

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