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Le Pont de pierres et la peau d'images

+ d'infos sur le texte de Daniel Danis
mise en scène Guy-Pierre Couleau

: Notes d’intention de mise en scène

par Guy Pierre Couleau

La rencontre avec le texte


J’ai lu « Le pont de pierres et la peau d’images » en 1996, lorsqu’il a été publié par l’Ecole des Loisirs.
Brigitte Smadja, directrice de la collection, me l’avait donné à lire et j’ai immédiatement été séduit par le sens, la portée de la pièce, son caractère poétique et politique tout à la fois. Je me suis alors demandé qui était l’auteur et j’ai lu d’autres textes de Danis, ceux qui étaient publiés en France, à l’occasion de leurs mises en scène, comme « Le Chant du Dire-Dire ». Depuis cette première lecture, la pièce est restée logée dans un coin de mon crâne, sans jamais en partir et je me suis dit que viendrait bien un jour où elle devrait s’en aller vivre sur une scène, non plus en moi mais devant moi.


Au centre du texte, il y a pour moi un intérêt particulier et précis dans une question rarement traitée sur nos scènes : la question de l’enfance malheureuse, l’enfance battue et l’exploitation des enfants par les adultes.
C’est toute la question de l’esclavage des temps modernes qui est posée par Daniel Danis et je n’ai pas eu souvent l’occasion de trouver une pièce de théâtre qui ose aborder ces problèmes de face.
Danis affronte plusieurs thèmes d’importance pour différents âges de la personne humaine, en mettant en présence des grands-parents et des parents qui choisissent de se séparer de leurs enfants pour les protéger de la guerre qui fait rage dans leur pays. Mais au lieu de la paix promise, c’est un autre enfer qui attend les intéressés et cet enfer est celui de l’esclavage, de la violence, des trafiquants et du mensonge. Nous sommes informés quotidiennement de l’existence d’autres histoires analogues à celle de la pièce et c’est ce qui me fait dire que le texte de Danis est d’une réelle nécessité pour maintenant.
Il s’agit aussi de la transmission, de la mémoire dans la pièce : à la pleine lune, des êtres humains se réunissent et se souviennent de ce qui leur est arrivé autrefois. C’est ce processus de la remémoration de soi qui m’a beaucoup intéressé. « Comment ai-je traversé le temps et les épreuves de la vie ? » semble se dire Daniel Danis à travers Mung et Momo. Quelles traces de ces passages, de ces épreuves restent visibles pour les autres comme pour moi-même, témoignages de ce qui advient et de ce qui est possible ?
La « peau d’images » ne serait-elle pas cette cartographie des cicatrices de la vie que nous portons tous sur nous, dans notre chair et sur notre épiderme, souvenirs de ce par quoi nous sommes passés pour en arriver là ?
Et ce « pont de pierres » ressemble peut-être aux invisibles passerelles que chacun doit construire jour après jour pour approcher l’autre ou pour découvrir celui qui sommeille en nous ?


Traitement scénographique et poétique de la mise en scène


Lorsque nous avons commencé à travailler sur le texte avec les acteurs, nous avons été frappés par la dimension du conte, de la parole et de l’imaginaire contenus dans la pièce. Les multiples lieux traversés par les deux enfants au cours de leur périple, les allégories de toutes sortes, le bestiaire fantastique évoqué à la fin de l’histoire, tout ceci m’a conduit à imaginer une figure circulaire de cette écriture et c’est en en parlant avec Erik Nussbicker, scénographe de notre aventure, que nous est venue l’idée de la tente, du voyage, du nomadisme. Dès lors, c’est l’espace de la représentation qui devenait l’objet de la scénographie et nous avons choisi de raconter toute cette histoire sous une tente inspirée des tentes mongoles traditionnelles, les yourtes. Mais dans cet espace où acteurs et public sont ensemble, en cercle, loin d’une frontalité classique du théâtre occidental, les spectateurs deviennent aussi les personnages du récit. Les acteurs, quant à eux, ne sont pas seulement les enfants écrits par Daniel Danis, ils en incarnent les esprits.
Avec le texte de Danis que disent Carolina Pecheny et Pascal Durozier, il y a les mots et les notes de musique de Christine. C’est la seconde fois que je travaille avec Christine Kotschi et, depuis « L’épreuve » de Marivaux en 2006 que nous avions joué dans les villages des Hautes-Alpes avec la scène nationale de Gap, je me suis toujours promis de la retrouver, elle et son univers musical exceptionnel. Christine a le don de nous emporter avec elle dans un immense voyage imaginaire. Il suffit qu’elle joue de l’un de ses instruments venus d’ailleurs et glanés par elle au cours de ses voyages, pour que je me trouve enrichi, modifié, emmené en quelque sorte, à l’autre bout de la terre, dans un pays que je ne connais pas et dont je ne sais rien. Un pays qui n’existe donc que dans mon imaginaire, dans mes rêves enfouis. C’est cette capacité de révélation de « l’enfoui » qui me bouleverse à chaque fois que j’écoute Christine. Il y a là tout le processus de la pièce elle-même, dans ce resurgissement d’une expérience personnelle enfouie, occultée et surtout ignorée par les autres : la révélation, la mise au grand jour d’une violence subie en secret tout d’abord, puis d’une immense richesse individuelle partagée ensuite. Les enfants de la fin de la pièce, qui ont tous connu la même expérience tragique que celle vécue et racontée par Mung et Momo, se retrouvent et inventent une langue universelle, sorte d’espéranto, afin de ne plus jamais connaître la guerre. La musique est une possible langue universelle. Je ne sais pas si elle a le pouvoir d’abolir les guerres mais elle réunit beaucoup d’entre nous, par-delà bien des frontières.
Nous vivons une aventure assez exceptionnelle avec Carolina et Pascal depuis plusieurs années. Je les ai rencontrés l’un après l’autre, il y a douze ans et nous ne nous sommes jamais quittés depuis. Ils sont à mes yeux porteurs d’une grande tradition théâtrale, par leurs origines ou grâce à leurs parcours respectifs dans ce métier : tous deux ont accompagnés Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil sur plusieurs spectacles, par exemple. Tous deux pratiquent le jeu théâtral masqué, nourris d’influences italiennes, balinaises. Ils sont tous deux détenteurs d’un savoir théâtral qui vient d’ailleurs et sur ce projet du « Pont de pierres… » nous nous laissons emporter ensemble vers d’autres terrains de jeu, étranges et étrangers. C’est pour moi une grande collaboration que je concrétise avec eux deux, dans l’échange et l’enrichissement réciproques.


Le travail de plateau


J’avais mis en scène il y a dix ans « Pantin Pantine », opéra pour et avec des enfants de Romain Didier et Allain Leprest. J’avais beaucoup aimé travailler sur cette œuvre et aborder une thématique enfantine. Mais avec la pièce de Danis, c’est vraiment la première fois que je travaille un texte théâtral jeune public et ça ne change pas vraiment ma façon de faire. Je dirais même que ce travail est très exigeant pour moi et les enjeux du texte sont à définir avec beaucoup de précisions, autant que pour un spectacle tout public. Chaque texte de théâtre doit trouver son propre espace de jeu, sa scénographie particulière, de toute façon.


Dans plusieurs de mes spectacles, l’enfance est un motif qui revient.


Je suis père de deux enfants, je suis né dans une famille de cinq enfants. Je crois que le terme de fratrie signifie quelque chose pour moi. C’est ce que mes parents m’ont enseigné. Ce qui me plaît dans cette aventure du « Pont de pierres … », c’est aussi l’exploration de ma propre enfance, enfouie, oubliée, négligée au quotidien par les nécessités de la vie, du travail et de nos vies modernes, qui est sans doute un point de rencontre entre les différents travaux que je réalise et qui ont pour point commun l’enfance et ses vicissitudes.


Des traditions théâtrales anciennes mélangées aux écritures modernes ou contemporaines pour un théâtre du temps présent


Créer la rencontre entre tradition et modernité est un gage de progrès. C’est ce que je crois. Il nous faut aussi sans arrêt tenter de sortir des sentiers battus du théâtre, spectacle après spectacle. J’aime aussi découvrir d’autres voies, d’autres chemins pour raconter des histoires. Moi qui suis nourri d’un enseignement théâtral classique et littéraire, je suis particulièrement intéressé et attiré par ce qui existe autrement que ce que je connais. Depuis mes débuts de metteur en scène, j’ai été attiré par des formes d’expression différentes : le Nô japonais pour mon premier spectacle « Le Fusil de Chasse » de Yasushi Inoué, ou encore l’âme celtique dès « Le baladin du Monde Occidental » de John Synge. Pour apprendre.
Je crois plus largement qu’il est nécessaire et passionnant de mélanger, de faire se rencontrer les traditions les unes avec les autres, de produire une manière contemporaine du récit et de tenter des voyages, des franchissements de frontières, de langues, de réalités. Une chose me frappe chaque jour : que sais-je de celui qui vit la souffrance ou l’injustice, dans sa chair et dans son être, au moment où je réponds à un interview, ou bien lorsque je répète avec les acteurs ? Cette question de la réalité de la vie, conjointement mêlée à celle de mon quotidien occidental, ma cécité relative, confortable et exceptionnelle devant ce qui est le réel de milliards d’autres que moi dans le monde, et qui n’ont pas nos conditions de vie, me semble peut-être la seule question qu’il convient de se poser en permanence. Quelle chance est la mienne de pouvoir réaliser et vivre mon rêve de théâtre si, dans le même temps, je ne le concrétise pas en prenant la parole au nom de ceux qui ne l’ont pas ? C’est le minimum de la conscience que nous devons avoir, nous autres artistes, devant la marche du monde.

Guy pierre Couleau

février 2011

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