« Les élèves-acteurs qui ont terminé cette année leur formation au Conservatoire d’Art Dramatique de Lausanne m'ont contacté. Pour marquer leurs débuts en tant que comédiens professionnels, ils avaient envie de reprendre et d'approfondir le travail sur Le Grand Cahier, réalisé sous ma direction en 2001 lors d'un stage de première année.

Après avoir longuement discuté avec eux, j'ai trouvé qu’il était pertinent (et aussi de bon augure) qu'à la fin de leur parcours de formation, ces futurs comédiens choisissent de se présenter au monde adulte de la profession théâtrale avec un texte qui est lui-même un roman de formation. Dans le récit d'Agota Kristof, il y est question d'enfants qui apprennent les lois cruelles de la vie. Dans la réalité, il s'agit de jeunes comédiens qui apprennent les lois parfois non moins cruelles de la vie théâtrale.

Deux questions se sont aussitôt posées : Pourquoi encore une version théâtrale de ce magnifique roman? Pourquoi encore Le Grand Cahier sur les scènes romandes, après le travail remarquable de Valentin Rossier de la saison 03-04 ?

Parce que, paradoxalement, durant la même saison, il ne faudrait pas deux, mais plus encore de créations à partir d’un même texte et cela pour habituer le public et, je me sens obligé de le dire, une bonne partie du milieu professionnel, qu’une mise en scène contemporaine n’est de loin pas la simple transposition sur un plateau d’un texte littéraire.

Pour moi un acte théâtral est la concrétisation dans une langue scénique d’un univers sonore et visuel qu’un groupe de personnes crée – parfois - à partir d’un texte, écrit ou non pour être joué.

Conclusion: si on travaille sérieusement, profondément et librement, la même histoire de départ donnera lieu à deux spectacles qui n’auront presque aucun rapport entre eux.

Parce que dans les dynamiques souvent bloquées des productions théâtrales il est novateur d’établir un rapport qui n’est pas celui du metteur en scène qui engage des comédiens pour une création, mais celui d’un échange. Mon savoir-faire établi en tant que metteur en scène permettra à ces jeunes comédiens de grandir; leur talent et leur enthousiasme me donneront l'occasion de me concentrer à fonds sur la recherche artistique.

Parce que la formation d'un comédien, qui ne s'arrête certes pas au diplôme, m’a toujours interpellé, parce que j’ai toujours été fasciné par savoir quels sont les éléments qui participent à forger une personnalité artistique. Parce que peut-être qu'aujourd’hui il ne s’agit plus de rêver de changer le monde, mais plutôt de développer "l’art de rêver" des générations qui vont spontanément le changer, ce monde.

Parce que le théâtre du futur ce n'est pas “nous” qui allons le faire, mais “eux”. Parce que il est troublant et excitant de leur donner les outils qui dans un futur proche vont les aider à mettre en danger nos privilèges et nos convictions.

C’est ça l’extraordinaire défi représenté par le travail avec de jeunes comédiens. »

Andrea Novicov