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La Vie de marchandise

+ d'infos sur le texte de William Pellier
mise en scène Louis Bonnet

: NOTE D'INTENTION

La Vie de marchandise

Il est difficile de dire pourquoi on a écrit une pièce, pourquoi on a abordé tel sujet, quand plusieurs années se sont écoulées, et qu'il faut se remémorer sa genèse. Je parle précisément de sujet car on ne demande jamais comment c'est écrit, mais de quoi ça parle. On veut qu'il y ait une histoire et des personnages et on suppose bien qu'il y a une forme qui soutient tout cela mais on ne veut pas en entendre parler. On est en retard par rapport aux arts plastiques, on veut seulement voir la représentation d'une scène avec personnages, et la technique d'exécution importe peu.


La Vie de marchandise a été terminé début 1996, nous sommes fin 2001. Une pièce ne s'écrit pas en un jour, et pour ma part il n'y a pas de décision initiale. Je ne pense pas : je vais écrire sur ça. La plupart du temps on écrit toujours sur le même sujet, on tente d'approcher un point central qui nous est encore dissimulé.
Un jour j'ai rencontré John Berger et j'ai trouvé une métaphore pour parler de la création qui nous a plu à tous deux : quand on écrit on tourne autour d'une forteresse dont on ne peut pas voir l'intérieur autrement que par des meurtrières, et chaque nouvelle écriture est un nouveau tour autour de la forteresse pour tâcher d'entr'apercevoir de nouveaux détails. La " chose " est là pour chacun, il faut seulement tenter de la voir entièrement. En même temps, tout ce qui est vu, ou lu ou entendu chaque jour est par moi absorbé, de la trace d'un doigt laissé sur la poussière d'un buffet au fait d'actualité qui empeste l'air pendant quelques semaines.


L'interprétation du sujet de la pièce m'échappe ensuite. C'est la règle du jeu. On arrive alors à des contresens, on tire la pièce vers ce qu'elle n'est pas. Mais il serait difficile d'y échapper, car une fois passée dans le creuset de la mise en scène, le texte se charge d'un ensemble de significations qu'il devient difficile de démêler. La Vie de marchandise, mais moins que Variétés parlées, a pour elle ce handicap que c'est un texte brut : il n'y a pas de didascalies, pas de nom de personnages, pas de ponctuation, pas de majuscules, pas de phrases donc, ni d'intentions de l'auteur, ni de citation en exergue. Le metteur en scène se retrouve seul devant une suite de mots qu'il peut accommoder à toutes les sauces. Je me place donc en position d'être trahi.


Il faudrait alors que je puisse dire que La Vie de marchandise ne parle pas de la vieillesse, de la condition des personnes âgées dans les hospices, elle ne parle pas non plus des milieux populaires, des gens de peu, des beaufs. Ce n'est pas une liste d'anecdotes que le texte égrène, même s'il se présente ainsi. Le sujet, puisqu'il y en a un, est enfoui profondément à l'intérieur du texte : il se laisse distinguer à la toute fin, comme dans Variétés parlées, où Charles Tordjman, au-delà de la forme, voyait " étrangement déboucher la fiction, comme si elle était enfouie dans cette langue singulière. Une nuit qui laisserait passer les mots d'un rébus. "


Le sujet de La Vie de marchandise est la dépossession, dépossession de son corps, dépossession de sa conscience, dépossession de ce qu'on a cru posséder, puisque tout étant devenu objet, tout peut être perdu. Sujet tellement enfoui dans le texte qu'il en devient imperceptible et peut-être irreprésentable. Il n'y a plus de véritable mystère, la vie est une suite de cases traversées. Le " simple et vivant contact avec les choses et les moments de la terre " (Georges Amar), nous l'avons perdu. Nous naissons dans des usines, et pour mourir, nous utilisons d'autres usines. Nous apprenons dans des usines, ce sont des usines qui nous divertissent et nous nourrissent, nous travaillons bien entendu dans des usines.
Nous ne sommes qu'au tout début de cette sorte de vie. Vivre est désormais un acte fonctionnel. La Vie de marchandise parle, mais comme dans un reflet inversé, d'un monde pas très ancien, où naître et mourir n'était pas un programme, où il y avait des paysans dans les champs et où le passage du temps était déterminé par les saisons plus que par la publicité. Tout sujets un peu réactionnaires, ou que nous avons appris à percevoir comme réactionnaires parce que nous avons été éduqués par une vision de progrès. Cependant cette réaction transparaît peu dans le texte car il ne sert à rien de pleurnicher dans les œuvres. Il faut être du côté de ce que l'on combat, comme dans Le Tireur occidental où le racisme est patent.


Dans sa forme, le projet de La Vie de marchandise est d'occuper l'espace par la parole, de dire que nous sommes vivants tant que nous parlons, et si nous parlons c'est que nous respirons. La parole est envisagée telle que Novarina la conçoit : "Pas tout couper, tout découper en tranches intelligibles - comme le veut la diction habituelle française d'aujourd'hui où le travail de l'acteur consiste à découper son texte en salami, à souligner certains mots, les charger d'intentions, à refaire en somme l'exercice de segmentation de la parole qu'on apprend à l'école : phrase découpée en sujet-verbe-complément d'objet, le jeu consistant à chercher le mot important, à souligner un membre de phrase, pour bien montrer qu'on est un bon élève intelligent - alors que, alors que, alors que, la parole forme plutôt quelque chose comme un tube d'air (…)."
Mes textes sont toujours victimes d'une re-ponctuation, d'une ré-injection de sens par re-découpage. Un flot continu de parole paraît insupportable. La logorrhée médiatique qui nous accompagne toute la journée paraît inadmissible sur scène. Je vois que le travail du lecteur, de l'acteur ou du metteur en scène est proche d'un travail de gavage à l'entonnoir. Il faut que le texte pénètre dans l'auditeur, sans qu'il en perde une miette. Ce qui motive ce laborieux travail de transmission, c'est le souhait que l'auditeur parte en s'estimant heureux d'avoir compris quelque chose. Le mystère, le magique, l'indicible sont très mal vus dans les arts de la représentation, en vertu de cet appauvrissement de la perception qui nous mine tous aujourd'hui. Tout doit faire signe immédiatement et le plus grossièrement possible, je vois cela tous les jours. Or les expériences les plus fortes sont celles dont on ne peut pas témoigner. Faut-il s'en plaindre ?


" Il est très difficile aujourd'hui de retrouver le sens des apparences tant notre culture est clivée entre le " paraître " et " l'être ". Etrange paradoxe : c'est le plus évident qui est à présent le plus invisible, soit par surexposition (tyrannie et surabondance de l'image), soit par traversée (la radiographie comme épreuve de vérité). A la bonté de la vision se substitue soit la fascination, soit l'explication. L'apparence des choses n'est pas purement et simplement leur aspect visuel, mais tout ce qui en elles invite et permet leur approche, ce qu'elles nous disent. " (Georges Amar encore, à propos de Marcel Duchamp…).


Enfin, dans ce que La Vie de marchandise n'est pas, elle ne doit rien à Beckett, dont je ne suis pas lecteur, même s'il me semble que chez lui aussi, la parole sert à prouver l'existence, ou la non-existence, de celui qui la profère.

William Pellier

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