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L'Amour en quatre tableaux

+ d'infos sur le texte de Lukas Bärfuss
mise en scène Gérard Desarthe

: Entretien 2

ENTRETIEN AVEC LUKAS BÄRFUSS



Propos recueillis par Sandrine Fabbri


Lorsque Samuel Schwarz [1] monte vos pièces, vous êtes partie prenante dans l’élaboration du spectacle. Comment réagissez-vous lorsque vous découvrez vos pièces montées par une autre personne ? Vous est-il arrivé d’être déçu, voire furieux et d’avoir réagi ?


Se poser ce genre de question, c’est du luxe. Pour moi, l’important est que mes pièces soient jouées. Après, il faut vivre avec ce qu’elles deviennent, cela fait partie du métier. De toute façon, je n’ai pas en tête une représentation idéale. Je souhaite que le spectacle devienne un objet en soi, avec sa propre cohérence. Je ne souffre pas devant une mauvaise mise en scène. Mais je n’ai pas de plaisir non plus face à une bonne mise en scène car, en entendant mes pièces, je n’en finis pas d’entendre ses défauts et ce que j’aurais encore pu améliorer. Cela dit, lorsqu’une mise en scène est définitivement mauvaise, je me console en sachant que mes pièces peuvent être lues. J’ai appris cela de Ödön von Horváth : le plaisir et la qualité d’une pièce doivent émaner de la lecture et ne pas attendre la réalisation scénique. Donc, lorsque j’écris, je ne pense pas à la mise en scène mais uniquement à la qualité littéraire.


Effectivement, lorsqu’on lit vos pièces, on en retire un immense plaisir littéraire, plaisir confirmé lorsqu’on les traduit car plus l’on s’y plonge, plus on y découvre de nouveaux échos en ayant la sensation de ne jamais en épuiser le sens. Une part de mystère résiste qui fait qu’on a encore envie d’y revenir…


Ce sont les personnages dans leurs contradictions qui m’inspirent. Je montre ces contradictions, mais je ne les résous pas. Je n’ai pas de message à transmettre. Je veux que mes pièces restent ouvertes. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer qu’un même personnage peut prononcer deux affirmations totalement contradictoires. Il revient alors à l’acteur de relier les deux pour trouver une cohérence. Lorsqu’on écrit de la prose, on ne peut pas se permettre cela, il faut se tenir à une plus grande cohérence. Mais, dans la vie, les gens sont incohérents et le théâtre permet d’intégrer les contradictions, d’en jouer. Les rêves aussi fonctionnent sur des relations contradictoires. Et mes rêves sont ma source d’inspiration la plus forte. Avant d’écrire mes pièces, je les ai rêvées. Je rêve de lieux, d’espaces. Les espaces sont la base de mes pièces. Après, je cherche une corrélation, un lien entre un espace et un personnage.


L’un des mystères de vos pièces provient du fait que vos personnages parlent une langue déroutante et tiennent tout à coup des propos auxquels on ne s’attend absolument pas et dont la logique échappe au premier abord…


Elfriede Jelinek (auteur de théâtre et romancière, prix Nobel 2004) dit qu’elle veut agacer, titiller, presser la langue jusqu’à ce qu’elle exprime la vérité. Mais la langue n’exprimera jamais une vérité. Car il y a un écart incompressible entre l’individu et la langue qu’il parle. On dit une chose et on fait son contraire. C’est cet écart qui m’intéresse. J’essaye de montrer cela dans L’Amour en quatre tableaux : mes personnages échouent sans cesse à tenter de transmettre par la langue la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes.


Est-ce aussi pour cela que vous faites référence, dans L’Amour en quatre tableaux, à Eugen Bleuler, le psychiatre zurichois qui a inventé le terme de schizophrénie ?


Oui, car la schizophrénie implique également un problème de langue : jusqu’où le discours schizophrène peut-il être intégré socialement ? D’une certaine façon, nous sommes tous schizophrènes, car nous devons tous jouer plusieurs rôles. Tant que l’on maîtrise les différents rôles, on reste intégré. Mais comment être à l’abri de l’erreur ? La psychiatrie a été inventée au moment où la société bourgeoise a pris le pouvoir et a chassé ce qui était considéré comme anormal et donc inutile. On a commencé à classifier et à enfermer tous ceux ce qui ne pouvaient pas être intégré, comme l’a bien montré Foucault. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le comportement « anormal » en soi, mais ce que la société en fait. Pour moi, mes personnages ne sont pas fous, mais ils agissent en fonction d’un but qu’ils se sont fixé. Si un écrivain crée un personnage qui poursuit un but, il tient déjà un héros. Mais si la société n’accepte pas le but qu’il s’est fixé, il est considéré comme un fou et non pas comme un héros.
Dans L’Amour en quatre tableaux, c’est le cas de Suzanne qui s’est fixé comme but un amour absolu. Pour la société, elle est folle et condamnable vu l’acte qu’elle commet au nom de son amour absolu, alors que, pour moi, elle est conséquente avec elle-même et fidèle à son but. L’idéologie de notre temps veut que chacun doive être l’artisan de son propre bonheur. Mais on n’a pas le droit de définir soi-même ce bonheur, il faut qu’il soit compatible avec la société sinon cette même société nous expulse. La société libérale met en place un appareil de répression très fort pour pouvoir contenir la liberté apparente qu’elle nous octroie. En cas de débordement, la porte de l’asile reste toujours ouverte… Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux écrivains que j’admire le plus, Friedrich Glauser et Robert Walser, ont tous deux été internés.
Tout cela peut sembler grave et solennel mais, pour moi, le plus important et ce qui me donne le plaisir renouvelé de l’écriture, c’est l’humour. L’Amour en quatre tableaux met en scène un « drame bourgeois », comme l’indique son sous-titre, mais sur le mode du comique. Malheureusement, il est rare que l’on me parle du comique de mes pièces. Ce qui fait que je me sens parfois incompris.

Notes

[1] avec qui Lukas Bärfuss fonde la Cie 400asa, plateforme de création multiple

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