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L'Indestructible Madame Richard Wagner

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mise en scène Christophe Fiat

: Entretien avec Christophe Fiat

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Votre travail sur Cosima Wagner s’est réalisé dans un processus de plusieurs étapes. Comment s’est-il construit avant d’en arriver à la pièce que vous présentez cet été au Festival d’Avignon ?


Christophe Fiat : Il y a eu quatre étapes de travail avant la création. Elles étaient nécessaires pour deux raisons. La première concerne le texte de la pièce. Je voulais qu’il ait la forme d’un récit, d’une narration continue qui évoque un roman. Au fur et à mesure des versions, j’ai lutté pour que le personnage de Richard Wagner reste en arrière plan. C’est ainsi que quelques mois avant la première, j’ai eu l’idée de partir de la date de sa mort à Venise (1883) et de présenter Cosima comme une veuve. Le veuvage est le symbole de son autonomie tout en renvoyant également à la charge qui lui incombe : être directrice du Festival de Bayreuth à la place de son mari. La seconde raison tient au fait que je voulais travailler avec des acteurs et ne plus être sur scène. J’avais certes l’expérience des interprètes, mais ceux avec lesquels j’avais travaillé étaient des danseurs, des performeurs ou des chanteurs. Pour le thème que j’abordais ici – une femme possédée par l’oeuvre lyrique de son mari et défendant farouchement sa liberté –, il me fallait des gens capables d’être en deçà d’un rôle, mais aussi capables d’entraîner le texte vers un effet de parole qui ne tienne que par le travail de mémoire. Dans mes pièces précédentes, les interprètes lisaient le texte. Ici, ils le restituent : le texte est incarné. Ces quatre étapes n’ont pas été un work in progress. Chacune d’elle a donné naissance à une oeuvre à part entière, singulière et originale. D’ailleurs, elles ont toutes un titre évocateur : Quand je pense à Richard Wagner, j’entends des hélicoptères, Le Retour de Richard Wagner, Laurent Sauvage n’est pas une walkyrie et Wagner Project.


Cosima Wagner fut, et est parfois encore, un personnage très décrié. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette personnalité hors du commun ?


À la différence des femmes de mon roman Héroïnes (Courtney Love, Sissi, Isadora Duncan, Wanda de Sacher Masoch et Madame Mao), Cosima Wagner est antipathique et ténébreuse. Cela ne tient pas à son tempérament, comme une certaine doxa a voulu nous le faire croire, mais à la manière qu’ont les hommes de juger la tâche qu’elle s’est fixée. Une triple tâche : faire entrer l’oeuvre de Wagner dans le patrimoine culturel national de l’Allemagne, faire du Festival de Bayreuth un lieu de rendez-vous annuel pour les spectateurs du monde entier et faire des membres de sa famille (elle a cinq enfants, dont trois de Wagner nés hors mariage), les héritiers exclusifs et de l’oeuvre et du Festival. Tout cela s’est passé à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à une époque où le féminisme était condamnable et blâmable.


Si votre pièce n’est pas du théâtre documentaire, elle reste toutefois très proche de la vérité historique. À partir de quoi l’avez vous composée ?


Dans mon travail littéraire comme dans mon travail de scène, j’ai toujours tenu compte de la vérité historique. Mais cette vérité est celle d’un écrivain et d’un metteur en scène, non d’un historien ou d’un anthropologue. C’est-à-dire qu’elle peut être exagérée, adaptée pour mieux faire apparaître la puissance des personnages. Par exemple, dans ce travail, toutes les dates évoquées sont vraies, mais la manière dont elles se succèdent peut produire un effet d’hypnotisation, qui peut nous faire douter de leur authenticité. Avant d’être une science, l’Histoire est une idéologie ou un mythe moderne. Parfois, l’art – comme ce fut le cas avec les oeuvres de Wagner – est captif de cela au point de frôler la destruction et de laisser place à la barbarie. Mais heureusement, Wagner n’ignorait pas ce problème et a surmonté la science historique en composant lui-même d’autres mythes, comme celui du Ring, du Vaisseau Fantôme ou de Tristan et Isolde. Cosima exploite cette idée jusqu’au bout. S’il n’y avait pas eu d’individus comme elle pour remettre l’art à l’endroit de la culture, capables de faire des festivals des bases avancées d’opposition, il y a fort à parier que l’art serait devenu une parodie de la vie ou un miroir du pouvoir politique. Avant Wagner, jamais un artiste n’avait été autant récupéré et méprisé. Même ses adorateurs sont suspects. Après Wagner, il y a sa veuve, pragmatique et rationnelle, certaine de la valeur de son mari. On peut rire de ses piteuses mises en scène et s’inquiéter parfois de ses idées politiques, mais on ne peut nier son combat pour l’art ni sa sincérité. Pour comprendre cela, j’ai beaucoup lu d’ouvrages écrits en français sur Wagner, son oeuvre, sa famille et sur le Festival de Bayreuth. Mais j’ai aussi beaucoup écouté ses oeuvres et ai vu quelques films qui m’ont semblé fondamentaux : Excalibur de John Boorman, Ludwig ou Le Crépuscule des dieux de Visconti et Apocalypse Now de Coppola. D’ailleurs, ce dernier film a une place singulière – que je ne dévoilerai pas ici – dans la pièce.


En quoi Cosima Wagner est-elle « indestructible » ?


Ce qui m’intéresse chez Cosima, c’est la question de la place de la femme dans un monde violent régi par les hommes. Seule l’indestructibilité peut la sauver. J’ai donc fait de Cosima Wagner une héroïne et, en l’état, la première qualité de l’héroïsme est l’indestructibilité. Même la mort héroïque exerce sur nous une idée de permanence et de victoire de la vie sur la mort. Le terme d’« indestructible » m’intéresse pour trois raisons. La première, c’est que ça sonne comme un attribut de super héros de comics américains. En effet, dans cette pièce, la culture américaine a une place importante, Hollywood étant aux États- Unis le pendant de Bayreuth en Allemagne : à la fois miroir idéologique d’une nation, mais aussi sorte de parasite qui excède la nation pour atteindre la force de l’art, c’est-à-dire son insoumission. La seconde raison est que cela me permet de poser la question de la limite entre la vie et la mort, alors que Cosima ne cesse de batailler pour maintenir le festival de musique que son mari a créé à Bayreuth. Les batailles qui se livrent dans l’univers de la culture et de l’art – aussi symboliques soientelles – peuvent être mortelles, dès qu’on s’aventure dans la politique et l’économique, ou alors blessantes. Enfin, la troisième raison me permet de toucher à la personnalité même de Cosima. Elle était dépressive, suicidaire, superstitieuse et croyait sans doute, à l’instar du philosophe Schopenhauer, que son mari et elle aimaient beaucoup, que l’indestructibilité avait à voir avec la permanence de l’esprit au sens du bouddhisme. Cela apparaît clairement dans Parsifal, la dernière oeuvre du compositeur, qui est aussi le fil rouge de ma pièce. Au début, Cosima dit qu’elle voudrait être l’héroïne de cet opéra : Kundry. Kundry qui est la seule femme à pouvoir être invitée autour de la table ronde, parmi les chevaliers, et qui ne meurt pas à la fin de l’opéra, mais s’endort, laissant planer le doute sur son destin. Kundry me semble être quelqu’un d’indestructible.


La parole de Cosima Wagner et le récit de sa vie sont pris en compte par quatre acteurs, dont un homme. Pourquoi cette démultiplication des voix ?


Cette pièce est une épopée. Le texte a la forme d’un roman et la scénographie est inspirée du rock. La rencontre du roman et du rock n’est pas anodine. Ce sont deux arts de masse et démocratiques, capables d’explorer toutes sortes de faits et de vies. Ils sont doués d’une énergie infinie. Pour moi, une épopée montre comment des individus, au sein d’un groupe, usent d’une parole pour retarder sans cesse leur disparition. Ici, le groupe est celui des acteurs et la menace de disparition est la fin de l’histoire à raconter. Toute la question est de savoir si cette parole lie le groupe dans une expérience du sacré ou du profane. Compte tenu de cela, j’ai fait en sorte que la vie de Cosima Wagner soit restituée dans une parole au ton distant et froid qui relève autant du constat objectif et cru des chanteurs de rock que du didactisme – heureusement passionné – des romanciers. Certains verront dans ma scénographie, l’influence des fictions radiophoniques, d’autres de la poésie sonore. Ce n’est pas faux. Ce sont deux esthétiques que j’aime, mais c’est insuffisant. Les acteurs donnent beaucoup, ici, en agissant peu. Moins ils bougent et plus on les voit. Plus on les voit et plus ils peuvent être entendus. Et plus ils sont entendus, plus ils bougent à un endroit où leurs corps apparaissent comme des corps conducteurs. Ce sont en quelque sorte des gardiens de la parole ou des porte-parole qui reflètent le côté chevaleresque des personnages de Wagner, mais aussi un stoïcisme contemporain que je retrouve dans la rock attitude, qui doit beaucoup au dandysme. Ainsi, plutôt que de parler d’une démultiplication des voix, je préfère parler d’une transmission de la parole. Transmission difficile et complexe puisqu’il s’agit de la vie d’une femme et, qui plus est, d’une femme antipathique, considérée comme calculatrice. Alors que les épopées sont toujours masculines, j’ai voulu me risquer à faire une épopée féminine. Pour cela, il me fallait des actrices et un acteur. Un acteur qui représente le pôle masculin, bien sûr, mais qui puisse aussi se fondre dans le groupe des actrices pour rendre possible une cérémonie transgenre. Non pas dans un sens explicite, mais dans un sens performatif : qui parle et quand ? Pourquoi ils disent ça ? Qu’est-ce qui les autorisent à dire ça ?


Votre scénographie ressemble à un dispositif de concert rock. Pourquoi cette distance par rapport au récit qui est fait ?


L’essentiel du rock est l’énergie consacrée à la transmission d’une parole, dont la finalité est de toucher le plus de gens possible. De cette énergie, j’ai extrait non pas des chansons, mais un style de parole qui s’en rapproche, le « parlé-chanté ». J’ai aussi emprunté au rock son minimalisme. La scénographie exclut tout relief et toute illusion, pour privilégier le charisme des interprètes. Elle requiert de la part des spectateurs une communion qui échoue parfois, mais qui a le mérite d’être rejouée, à chaque prise de parole par un acteur. Cosima Wagner, comme son mari, était une admiratrice de Luther. Évoquer sa vie à partir du rock, qui est un style de musique d’origine protestante, c’est par ailleurs toucher à ce que la famille Wagner a de plus profond, son lien à l’Allemagne et au protestantisme. S’il est vrai que je n’ai pas attendu cette pièce pour travailler sur des scénographies rock, il n’en demeure pas moins qu’ici, quelque chose se cristallise et se révèle. C’est pour cela que j’ai demandé au compositeur Pierre-Yves Macé et à Louise Armand, à la vidéo, de réfléchir avec moi sur cette question. Pour eux, la musique et la vidéo ne sont pas des illustrations ni des ambiances de ce qui se passe sur scène, mais structurent l’espace. Nous ne faisons pas du cinéma, mais du théâtre. Un théâtre de l’acte de parole, ou peut-être – je suis encore en recherche – un théâtre de la rhapsodie. La musique et la vidéo ouvrent un espace imaginaire qui permet au texte d’aller plus loin dans l’énergie de l’épopée. Cela pour atteindre les acteurs au coeur du récit. Concernant la musique, plutôt que de travailler à partir de Wagner (ce qui aurait diminué le rôle de Cosima), il m’est apparu plus intéressant de travailler à partir de Liszt. Il est le père de Cosima et a beaucoup fait pour le festival. Mais, il était aussi le Mick Jagger ou le Michael Jackson de l’époque. Avant de devenir prêtre, il avait fait des concerts dans toute l’Europe et chacune de ses apparitions suscitait des crises d’hystérie chez les femmes et beaucoup d’admiration chez les hommes. Toutes les partitions de Pierre-Yves Macé sont originales et rappellent qu’ici, la musique est un code, mais qu’elle n’est pas essentielle comme dans le théâtre musical. Concernant la vidéo, l’imaginaire est davantage centré sur la psychologie de Cosima. Les images évoquent des rêves et des souvenirs, dans la plus pure tradition du film d’horreur héritier du surréalisme. Louise Armand a trouvé intéressant de travailler sur l’inconscient de Cosima, alors même que le texte rend compte du mouvement de sa conscience. Cela permet de mieux faire comprendre les limites de cette femme, dont l’envers du combat s’exprime dans un tempérament parfois suicidaire et dépressif. Et de même que la musique de Pierre-Yves Macé est diffusée à partir d’enregistrements, entrecoupés de mélodies jouées au piano par une des actrices, la vidéo de Louise Armand excède le cadre de la simple projection, pour se substituer aux lumières de scène et faire apparaître les acteurs comme autant d’interprètes submergés par un show, qu’ils traversent comme des lapins devant les phares d’une voiture.


En tentant de momifier l’oeuvre de Richard Wagner et de la rendre intouchable, Cosima ne risquait-elle pas de la faire disparaître?


Cosima n’a rien momifié. À la mort de Wagner, elle s’est retrouvée seule. Elle a fait face à de grandes difficultés économiques concernant le financement du festival. Elle a investi toute sa fortune dans ce projet, alors que Wagner n’avait laissé aucun héritage. Certes, elle va faire de Bayreuth un lieu très conventionnel et très fermé, tellement replié sur lui-même que sa belle-fille – une anglaise – va même s’enticher d’Hitler et ouvrir les portes du festival aux nazis. Mais en même temps, si le festival est aujourd’hui encore une affaire de famille avec deux femmes à la direction, c’est grâce à elle.

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