Je me suis lancé dans l'écriture de "Je crois " comme on tente une aventure ou une expérience incertaine, "pour voir". En imaginant le jeu de Pauline et de Jean et en l'attribuant à des enfants, frère et sœur, j'avais conçu une sorte de mécanique linguistique extrêmement simple, fondée sur l'inversion des pronoms personnels dans le dialogue, dont les "productions" paradoxales m'amusaient, mais rien ne prouvait que j'allais pouvoir en tirer autre chose que cet amusement. Néanmoins, à mesure que je développais mon idée initiale, c'est-à-dire que je faisais "tourner" le petit moteur dramatique que j'avais construit, j'eus très vite le sentiment que la pièce "prenait" ou, pour filer la métaphore mécanique, que mon moteur ne tournait pas à vide, mais embrayait sur quelque chose de bien réel, réactivant, en particulier, tout l'univers trouble et obscur des souvenirs d'enfance et de l'intimité familiale.
Bien que j'en aie eu sans doute, dès le départ, une intuition confuse, ce n'est qu'après coup, que j'ai commencé véritablement à comprendre d'où venait cette coïncidence surprenante a priori, entre une recherche formelle apparemment purement gratuite et l'évocation d'une expérience humaine à la fois très ordinaire et universelle. Ainsi, il me semble que le pouvoir évocateur du jeu de Pauline tient, tout d'abord, à la parenté évidente qu'il a avec les jeux auxquels jouent les enfants dans la réalité. Le jeu fictif de Pauline aurait très bien pu être inventé par une vraie petite fille. En effet, il ne fait que pousser à sa limite la tendance propre aux jeux enfantins à explorer les limites du pensable et de l'énonçable, à atteindre et à dépasser les bornes dangereuses du normal et de l'anormal, du vrai et du faux, de l'amour et de la haine. (…)

Emmanuel Bourdieu