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J'ai dans mon coeur un General Motors

Julien Villa ( Mise en scène )


: Note d’intention

Le contexte historique, économique et social


Le projet J’ai dans mon coeur un General Motors est principalement centré sur le Black Panther Party et les mouvements de libération noirs et, plus tard, dit d’Afro-Américains. Il est également nourri des écrits de Malcom X, Martin Luther King, Marcus Garvey, Web Du Bois, Frantz Fanon, Bobby Seale, Richard Whright, Jean Genet, Walter Benjamin, Angela Davis, James Baldwin... Nous sommes entre 1955 et 1970. À Detroit, dans le nord des Etats-Unis. L’esclavage est aboli depuis 100 ans et le sud se bat encore pour obtenir une loi sur les «droits civiques» des noirs en Amérique, le vote, et la fin de la ségrégation scolaire.
Apparaissent rapidement les deux éternels courants: le «non-violent» réformiste (Luther King) et le radical révolutionnaire (Malcom X). Là où King invite les noirs à chanter ensemble: «We shall overcome», Malcom X rappelle qu’il ne suffit pas de chanter, il faut aussi savoir danser. Il prévient : ce sera «the ballot or the bullet» (le vote ou le fusil). Un choix qui n’en est pas un : L’oncle Tom, ou l’oncle Sam.


Tout est bouleversé dans la préparation de notre écriture, car il ne s’agira pas seulement de chanter, il va aussi falloir danser. Il ne s’agira pas d’un hommage comique à Motown, fait par des petits blancs sociaux-démocrates. Il faudra saisir d’où l’on parle.


Là où King organise des «sit-in» dans les restaurants réservés aux blancs, Malcom réplique qu’il ne s’agit pas d’obtenir le droit de boire un café à la table d’un raciste. Il rappelle qu’un café noir dans lequel on rajoute trop de lait, perdra bientôt sont goût et sa couleur. Malcom vient de Detroit, comme Motown et Diana Ross. Diana a une peau couleur «café au lait». L’histoire répète sans cesse ce coup de couteau, qui revient sans cesse se planter dans le dos de la révolution. Cette révolution qui quand elle ne va pas au bout, n’a fait que creuser son propre tombeau. Et bien, Motown et Diana Ross, c’est le coup de couteau dans le dos du Black Panther Party. Les premiers exemples d’entrepreneurs noirs et millionnaires. Mon travail, pour préparer l’écriture en plateau, consiste à tracer des axes et lignes de force, d’où se dégagent des contradictions, c’est à dire des impasses : là où l’on trouve le jeu. J’apporte une matière où les acteurs puiseront le jeu.


La musique et la reproductivité technique de l’Art à l’infini


La musique est cet espace où les blancs et les noirs se sont exprimés leur mépris et leur admiration réciproques. Les noirs imitaient les blancs dansant un menuet, inventant le cakewalk, les blancs imitèrent les noirs qui imitaient les blancs, se déguisèrent en noirs et inventèrent les «Minstrels». Puis les noirs se déguisèrent eux-mêmes en noir, et imitèrent les blancs qui imitent des noirs qui imitent des blancs. Pendant que, sous la «ruse raciale» du capitalisme, la musique perdurait pour «cacher le râle des prolétaires». Entre le blues et Motown, il y a l’Histoire de l’industrie. C’est ce que savaient les Black Panthers. Motown en sentant l’opinion public tourner en faveur d’une politique de plus en plus radicale, passa en quelques semaines, sur ses pochettes d’album, du smoking au cuir noir et lunettes de soleil.


La musique sera très importante dans notre écriture et rien ne dit que sa manière la plus puissante d’exister ne soit pas justement de ne jamais apparaître en plateau par les machines, mais seulement par les corps des acteurs. Le chant et la danse seront omniprésent dans le projet, comme une obsession.
De Detroit, il y aura aussi la figure blanche d’Iggy Pop, qui se shootait dans des Ford louées qu’il n’avait jamais rendues, et qui découvrait la puissance de la musique en écoutant le bruit des radiateurs électriques et des autoroutes. Le punk était déjà là à ruminer.
Diana, c’est ce vertige drôle et effrayant, je le redis: cette étrangère à elle même, comme un original perdu. On ne sait plus qui imite qui et les origines se perdent dans le brouillard.
Je m’intéresse beaucoup à Walter Benjamin, qui parle de la disparition de l’aura dans la reproductibilité technique de l’art. C’est à dire la disparition de son «ici et maintenant». Il dit que ce n’est pas un hasard si les premières photos représentaient des visages, car, pour lui, c’était l’aura qui venait nous faire signe une dernière fois. Le chanteur ne s’expose plus au public, mais à un appareillage, qui le teste. Tout comme le salarié est testé par des examens d’aptitudes et des statistiques. C’est l’ère de l’industrie, du quantifiable. Diana Ross a son visage en noir et blanc sur ses premiers albums. Le parallèle avec la circulation de l’argent, la « valeur d’échange qui devient un dieu autonome », est une matière poétique très importante et potentiellement très drôle. Je rappelle que c’est en 1971 que le Dollar ne correspondra plus à un poids réel d’or. Qu’il deviendra donc définitivement irréel. Comme si un pays possédait un carnet de chèque en blanc inépuisable.
Diana a quitté son lit de Detroit un beau matin pour circuler dans le monde, sans «aura», comme la marchandise quitte son possesseur : «Ain’t no sunshine when she’s gone…».
Elle c’est pour le théâtre qui nous intéresse, le noeud : elle et Gordy, le producteur de Motown, et les Black Panthers, sont des masques de Commedia dell’ arte à inventer. Ce sont les personnages dans lesquels tous les conflits se cristallisent, en couleurs et tout en charisme, ils sont les filles et les fils de cette société du spectacle et pas seulement ceux des esclaves qui les ont engendrés. Leur silhouette est claire, dessinée. Les uns veulent être reçus chez la reine d’Angleterre pour chanter des chansons d’amour, ils sont la première « bourgeoisie noire », les autres iront en armes et en cuir noir se poster devant le parlement. Mais tous vivent au coeur du monstre. En migrant du sud vers le nord, ils ne l’ont pas quitté. Par exemple: les Panthers seraient des arlequins soudainement déguisés en Capitan ou Matamores, mais stupeur, ils ne sont pas lâches ni effrayés.
Les années 45-65 sont l’ère moderne, où le travailleur-consommateur occidental est soudainement lavé du mépris qu’on lui accordait afin qu’il puisse continuer d’être soumis au pouvoir et aux vacances. Les machines produisant plus, il faut donc bien que le salarié puisse acheter plus, sinon la vente du produit s’en trouverait limitée.


Faire des chansons d’amour comme on produit des voitures, littéralement.


Tandis que dans les colonies et les bas-quartiers, la violence se montre toute nue, par l’intermédiaire de la police, dans l’administration, jusqu’au propriétaire blanc du seul magasin d’un quartier noir. Bref des « porcs » comme diraient les Black Panthers. Des Capitalistes, dirait Marx. Des porcs face à des « motherfuckers ». Des « citoyens » dirait Robespierre.
De même que Brecht choisi une fiction en Chine pour raconter l’Allemagne Nazi. Cette époque donnée représente la pseudo gloire du capital, qui n’est qu’un moment de son cauchemar. Bref, hier c’est formidable pour donner à voir aujourd’hui. Mais il faut de la « délicatesse de coeur » et du muscle, car les Panthers, c’était plus « tout à l’heure » que « hier ». Il y a donc ces deux aspects passionnants à mettre en improvisation: La pauvreté désolante de l’existence chosifiée que mène ce « nouveau travailleur » entièrement livré à la société de consommation. Et la pauvreté réelle d’un peuple qui vit concrètement la misère, dans un pays qui se veut l’opulence même.


La décolonisation et les colonisés intérieurs


Les Panthers lisaient beaucoup un psychiatre algérien qui s’appelait Frantz Fanon, membre du FLN. En substance, il dit que le colon en créant le colonisé, crée par là sa propre destruction. Il parle également du « corps colonisé ». Il fait tout un tas de descriptions médicales sur les névroses et psychoses que développe la colonisation dans les corps.
Or les pays capitalistes, perdant leurs colonies, se voient dans la nécessité de coloniser la vie quotidienne de leur propre population. Il y a donc les colonisés intérieurs et extérieurs.
Tout ça est un peu dense. J’en suis là à ce jour. Je le livre comme cela, et le livrerai aux acteurs au fur et à mesure, comme tel. C’est nécessaire, car c’est la densité de cette matière, qui nous permettra de développer notre écriture et de réellement la construire. Car, fabriquer une commedia dell’ arte avec ces figures, et se promener dans ces « lieux communs » ( au sens réel du lieu), doit être drôle, concret, orgiaque et dans toute sa cruauté. Sans cette matière totale, nous ne trouverons pas de réel geste mais seulement un vague constat, où la seule question pour nous sera: « est ce que ça marche ou ça ne marche pas? ».
Dans les « maîtres-fou » de gens Jean Rouch, on voit des colonisés jouer les colons comme un exorcisme.
A l’inverse, nous pourrions très bien jouer les colonisés, car ils ne nous apprendrons que ce que nous avons fait de nous-mêmes.

Julien Villa

décembre 2014

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