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Inutile de tuer son père, le monde s'en charge

+ d'infos sur le texte de Pierre Ascaride
mise en scène Ariane Ascaride

: LA DETTE

Mon père n’a jamais rien réussi. Un vrai manche. Il a raté une carrière de coiffeur, il n’a jamais osé vraiment être chanteur ou comédien et a détesté toute sa vie être représentant chez l’Oréal. Lui qui passait un temps fou à bricoler, n’a jamais réalisé que des faux plafonds qui s’écroulaient, des peintures dégoulineuses et des tabourets de guingois.
En amour c’était pire, il a pourri la vie de ma mère en la trompant avec opiniâtreté tout en ne parvenant à rendre heureuse aucune de ses maîtresses.
Comme on dit à Marseille : « il a tout cagué ! »
Cependant la dette est énorme.


Ma sœur, mon frère et moi, essayons, depuis cinquante ans, parfois avec une certaine réussite, de faire tout ce qu’il a loupé. Ma sœur en faisant la star, mon frère en faisant l’auteur et moi en faisant ce que je peux.
Dans les dernières années de sa vie, il avait entrepris d’écrire un vaste récit de son enfance de fils d’immigrés amalfitains dans les vieux quartiers de Marseille. Il n’a évidemment pas réussi à le terminer, et donc à le faire éditer. Forcément !
J’ai trouvé, après sa mort, une valise pleine de manuscrits incomplets, redondants où les versions se télescopaient, pleins de fautes d’orthographe (il n’avait même pas réussi le certif), mais avec une vraie acuité d’observation et un amour profond, bien que compliqué, pour ses origines. Des pans de ce texte, comme un hommage au conteur qu’il était, (finalement c’est une vieille tradition populaire et méditerranéenne) seront présents dans le spectacle : souvenirs de la guerre de 14-18, histoire de sa mise au travail à onze ans et demi, jeux des gamins napolitains dans les rues du vieux Marseille, types de personnages depuis bien longtemps disparus etc. À côté de sa vision, tout de même un peu idéalisée, je rétablirai l’équilibre en racontant de mon point de vue la réalité de nos rapports, aux côtés de cet homme impossible, agressif, autoritaire, en révolte contre le monde entier, excédé par tout : les gens, les objets, le Parti Communiste, ses enfants, le tiercé où on gagne jamais et les créneaux en voiture où il faut toujours s’y reprendre à quinze fois ! (La Putain de la Caroline, qu’elle est con cette voiture !)
Bien entendu, l’ambition est d’évoquer tout cela pour AUJOURD’HUI, pour éclairer les réflexions de tous ceux qui comme moi ne sont pas des héritiers, fils d’ici ou d’ailleurs.
Quand on a découvert la culture grâce à l’Ecole Républicaine, que l’on est issu des classes laborieuses* et qu’aujourd’hui le « papy-boom » vous guette, on est face à deux questions :


- Comment transmettre ce qu’on nous a donné ? (parfois à coups de pieds au cul)
- Comment, dans un monde où le capitalisme semble avoir gagné sur tous les tableaux, comment convaincre des jeunes gens à casquette américaine de l’importance de la démocratie, de la laïcité, de l’égalité des chances et autres vieilles lunes quand on leur serine à longueur de temps que seul le mot POGNON a du sens ?


La dernière fois où j’ai vu mon père, nous nous sommes engueulés. Le mardi matin, au téléphone, ma mère m’avait dit qu’il n’allait pas plus mal que d’habitude. Mais j’ai « senti » qu’il fallait que je saute dans un avion pour Marseille. Pourquoi ? Va savoir…
Je suis arrivé rue d’Alger et l’infirmière, le matin même, lui avait coupé les cheveux très courts (encore une histoire de coiffeur) et ça lui allait bien. Je le trouvais rajeuni. Je le lui ai dit et je me suis attiré cette réponse cinglante : « Arrête de te foutre de ma gueule ». Le ton a rapidement monté et j’ai dit : « Alors comme d’habitude, quand je veux te dire quelque chose de gentil, tu m’engueules! Qu’est-ce que tu veux que je te dises ? Va mourir ? »
Et ce con y est allé. Le vendredi soir. Alors que j’étais reparti la veille pensant que tout allait bien. Dans ce spectacle, on va forcément parler de Marseille, de chansons, d’immigrés, de cantiques protestants (il avait décidé que, parce qu’il votait communiste et qu’il détestait les curés, il fallait nous mettre chez les Eclaireurs protestants) mais aussi du théâtre, de l’écriture qui ont constitué pour cet homme ses planches de salut, des continents à découvrir avec les faibles armes dont il disposait. Mais il a eu assez de forces pour transmettre tous ses désirs. Même si, comme le père de Kafka, il ne l’a pas fait sans dégâts collatéraux.
Quand il est mort, on nous a proposé, à Marseille, de donner son nom à une rue. Ma mère a tout de suite réagi : « Eh bé ! avec tout ce qu’il m’a embêté pendant sa vie, tu voudrais pas que je me le retrouve au coin de la rue ! Eh bé ! Y s’en parlerait… » Bon.
Nous, avec ma sœur, on va essayer de lui faire une traverse. Une traviole, comme on dit à Marseille, bien sinueuse, écrasée de soleil entre deux murs de pierres blanches dont le sommet est hérissé de tessons de bouteilles.
Ça lui servira de monument funéraire. Lui qui a voulu être incinéré et dispersé dans le massif de la Sainte-Baume, y va gueuler mais on s’en fout, il est mort, on fait ce qu’on veut ! (quoique…)


Pierre Ascaride
Malakoff,13.11.03



*concept que je préfère définitivement à l’expression à la mode : « les gens de peu »
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