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Guerre

mise en scène Lars Norén

: OUBLIEZ LE THÉÂTRE !

Par Lars Norén

Propos recueillis par René Zahnd, 2004 - extraits Les risques du marché


Le théâtre avec lequel je travaille en Suède jouit des avantages du théâtre indépendant. Si nous le voulons, nous pouvons répéter une pièce pendant huit mois ! Il faut disposer de temps, afin d’examiner pourquoi nous voulons faire du théâtre, ce que nous voulons dire au public. Ensuite, les représentations doivent s’imposer comme une nécessité : quand on maîtrise le matériau et quand on sait ce qu’on veut raconter. À ce moment, on peut aller à la représentation. Chaque fois que nous travaillons au théâtre, nous prenons des décisions morales. Si je veux déplacer une chaise, c’est une décision morale. Pourquoi la déplacer dans telle direction ? Pourquoi la chaise ? Tout est décision morale. Donc, en fin de compte, nous en arrivons aux questions relatives à nos vies : comment voulons-nous vivre, que voulons-nous faire, à quelles fins voulons-nous utiliser nos vies ?


D’abord l’espace


Au théâtre, la première chose dont il faut se préoccuper, c’est l’espace. Où voulons-nous monter telle pièce ? Il ne suffit pas de déterminer la scénographie. Nous avons par exemple monté certains de nos spectacles en prison. À chaque fois, j’essaie de définir le lieu juste pour le projet juste. Il s’agit de trouver l’espace où le public rencontre l’authentique.
Avec notre théâtre, nous travaillons à Hallunda, c’est un lieu qui compte beaucoup de gens pauvres, de requérants d’asile, d’immigrants. Et c’est là que nous sommes. Ça existe tout à côté de nous. Il serait absurde de ne pas en tenir compte… Si je devais monter un classique dans ce contexte, je monterais peut-être Les Bacchantes, parce qu’il y a dans cette œuvre des conflits entre un élément nouveau, vécu comme destructeur, et l’ordre représenté par l’État.
Un grand nombre de problèmes apparaissent parce que les gens ne sont pas dans le lieu où leur tradition, leur histoire, leur appartenance existent ou existaient. Ils sont déracinés, ils dérivent, ils essaient de se forger une nouvelle identité, une nouvelle solidarité dans un lieu étranger. On pourrait monter La Mouette ou Hamlet, comme Peter Brook l’a fait, avec un Africain ou une Japonaise, ce qui reflèterait la réalité de la rue. C’est juste un exemple pour montrer comment le langage du théâtre peut s’imprégner de la réalité sociale.


Rencontrer la société


La société se mue en théâtre. Nous devons pénétrer le langage de la société sur scène, nous devons en tirer parti. Je le dis à mes comédiens : regardez comment les gens se comportent dans la rue, dans le bus, etc. Ne regardez pas comment font les autres comédiens. Oubliez le théâtre ! Observez comment sont les gens. Tout notre matériel, toute notre énergie, tout notre sang vient de la société. En même temps, on peut utiliser le formidable langage du théâtre pour influencer la société. C’est aussi là que nous nous rencontrons.
Je me souviens, c’était en 1967 je crois, lors d’une représentation d’Antigone à Athènes, dans le grand amphithéâtre, à l’époque des colonels. Quand Antigone parlait du choix entre sa propre conception morale et le décret de la société, tout le public savait que cette pièce parlait de la dictature militaire.


À mon avis, le théâtre peut exercer une influence sur l’évolution de la société. J’en veux pour preuves certaines de nos expériences en Suède. Avec une pièce comme Catégories 3.1, nous avons incité le ministre des Affaires Sociales à donner plus d’argent aux sans-abri. Avec notre travail en prison, nous avons initié un grand débat sur le nazisme parmi les jeunes, sur les prisons, sur ce qui se passe dans les prisons.
Mais le théâtre est avant tout un art… avant tout un art ! Il ne faut jamais renoncer à cette dimension-là. Il faut travailler à plusieurs niveaux. Il faut utiliser les instruments du théâtre, les affiner et les rendre plus rigoureux afin d’être en meilleure posture pour parler de la société. Dans les années 60-70, on a dérogé aux lois et à la nature du théâtre. On a donc fini par se lasser même des pièces qui soulevaient des questions très importantes, parce que les instruments utilisés étaient bruts et maladroits.
Je pense que le théâtre doit conserver son caractère
archaïque. C’est, comment dire… la raison pour laquelle nous faisons du théâtre. Dès que nous commençons à tricher avec ça, à le contrefaire, à le banaliser, le théâtre est en danger. Dans le théâtre, il ne faut jamais oublier le rite.


Face à la globalisation


Si on me demande de quoi je me compose, je répondrais que je me compose de musique jazz, de Charly Parker, de Giacometti, de Beckett, de Kafka, d’une quantité de choses assimilées de différentes cultures. Mais ce ne sont pas ces choses-là qui comptent quand on parle de globalisation.
Il existe une globalisation positive. Un étudiant indien peut, grâce à son ordinateur, avoir accès à toute la littérature mondiale. Internet répand quantité d’informations sur les systèmes d’enseignement, les moyens de contraception, la culture. C’est quelque chose de fantastique et de merveilleux.
Mais qu’est-ce qu’on perd ? La globalisation ressemble au tourisme : les identités et la nature des gens deviennent l’objet de l’expérience d’autrui. La force du marché est si importante, crée une telle dépendance, exerce une telle influence sur les gens qu’ils se perdent eux-mêmes. Et de ça découle une agressivité, une grande frustration. Or le théâtre, tant que des personnes vivantes se trouvent sur scène pour nous raconter quelque chose, reste en contact avec ses racines. Il est une poche de résistance contre les dangers de la globalisation, contre la mauvaise globalisation, celle qui profite aux capitaux, aux industries, aux entreprises.


L’acteur souverain


Je travaille et je mets en scène comme un acteur. J’ai la même relation au texte qu’un acteur… Pour moi, l’acteur est un lieu qu’il faut rendre aussi pur que possible pour qu’il puisse accueillir ce qui fait son rôle et par conséquent la pièce. Il doit écouter ce que l’autre lui dit. Il est la réaction de ce qui est dit. La plupart des acteurs apprennent comment il faut agir, mais presque jamais comment il faut réagir. Il s’agit donc de les inciter à se dégager des manières conventionnelles de réagir : être fâché de cette façon, être triste parce qu’on me dit des choses méchantes… Un acteur doit être en mesure de recevoir. En même temps, il est aussi celui qui se trouve au centre du théâtre. Il ne doit pas se soumettre au metteur en scène. Il ne doit pas se soumettre au texte. Il doit, de manière souveraine, le transmettre au public.


Écrire, mettre en scène


Quand je mets en scène une de mes pièces, j’oublie très vite que c’est mon propre texte. Je cherche à trouver la meilleure expression sur scène. En fait, je devrais être le dernier à mettre mes pièces en scène, car je les violente toujours. Si je devais les mettre en scène exactement comme je les écris, je m’ennuierais. Donc je les change sans arrêt, je les adapte aux lieux où je me trouve, aux acteurs avec lesquels je travaille.
Il n’y a pas en moi de discussion entre le metteur en scène et l’auteur. Lorsque je répète, je suis metteur en scène. Il existe toutefois une grande différence : lorsque j’estime qu’une scène n’est pas bonne ou que certaines répliques manquent de pertinence, j’ai le droit de les changer sans demander la permission à quiconque !


Une protestation


Le théâtre, c’est du temps comprimé. Souvent sur scène, on peut voir des pièces en relation avec notre vie. Et tout ce que nous voyons est en relation avec le grand noir : la mort. Le théâtre est en quelque sorte un constant adieu… Les metteurs en scène partent, une pièce est abandonnée, des acteurs, des camarades arrêtent, vont vers de nouveaux projets… C’est toujours une image de l’adieu dans la vie. Et pour le public, c’est souvent des gens qui sont confrontés au temps dans leur vie. Rien de ce que nous faisons n’aurait de valeur s’il n’y avait la mort. Pas un sens, parce que le sens n’existe pas, mais de valeur…
Le théâtre est en permanence conscient de la mort. Dans l’instant où un comédien fait un geste ou dit une phrase, ça a déjà disparu. C’est pareil dans la vie. Alors que nous sommes assis ici, nous sommes déjà morts. C’est juste une question de temps. Alors pourquoi veut-on faire du théâtre ? C’est une protestation contre la mort. En même temps, il ne faut pas oublier que c’est la mort qui donne une valeur à tout.


Que répondrais-je si quelqu’un venait me demander si je voudrais vivre encore cent ans ? À l’heure actuelle je suis en contact avec mon enfance. Qu’adviendrait-il de mon identité tout entière si la mort était repoussée ? Comment faire tenir tout ensemble ? Que se passerait-il avec le théâtre et avec la littérature ? C’est effrayant. S’il était possible de vivre encore cent ans, peut-être que j’en passerais dix à construire des murs en Italie.

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