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Feuergesicht

mise en scène Oskaras Koršunovas

: « Le théâtre a besoin d’un fruit défendu »

Alternatives théâtrales : Vous avez commencé à créer des mises en scène professionnelles l’année de l’indépendance de votre pays. Cela fait cette année dix ans. Depuis There to be here, les conditions de productions ont-elles changé ?
Quelles en ont été les conséquences sur le paysage théâtral lituanien ?


Oskaras Korsunovas : Je suis moi-même en train de réfléchir sur cette période de dix ans. J’ai créé mon premier spectacle le 22 mars 1990. La première a eu lieu exactement onze jours après la déclaration d’indépendance de la Lituanie. Il se fait que Là, être ici a été le premier spectacle créé dans le nouveau pays. Le système qui avait été le mien jusque-là s’est évanoui du jour au lendemain.
Depuis beaucoup de choses ont changé... mais pas énormément dans le monde théâtral : les réformes dans le système culturel sont très lentes, la machinerie est d’une lourdeur dif?cilement imaginable ! Les dirigeants culturels n’ont pas appris à considérer qu’il puisse exister autre chose que des Théâtres d’État. Changer les mentalités prend du temps !
Les Théâtres d’État, écrasés sous leur propre poids sont confrontés à d’immenses problèmes qui ont très peu de rapports avec les questions artistiques. On y dépense en vain une énergie folle. Dès que l’opportunité m’en a été donnée, j’ai créé ma propre compagnie.
Un projet comme THEOREM* qui associe les coproducteurs étrangers aux pouvoirs publics était impensable, il y a seulement deux ans. Ce n’est que depuis peu que les pouvoirs culturels ont pris conscience de la nécessité vitale de soutenir des projets indépendants.
Dans notre pays, toute la politique culturelle est à réinventer : en désirant soutenir des projets indépendants, l’État aborde un continent absolument inconnu. Il n’existe pas encore de procédures légales : tout dépend encore de notre talent à persuader les fonctionnaires ! Les compagnies indépendantes qui travaillent professionnellement sont encore trop rares : il y a bien sûr le Théâtre de Nekrossius, certains festivals; l’État organise aussi un concours de pièces de théâtre.
Notre théâtre se distingue par son répertoire qui est important : nous avons déjà créé huit spectacles. Pourtant notre existence reste problématique, car nous ne savons pas quelles seront demain nos sources de financement. Et sans subvention de l’État nous ne pourrons pas nous maintenir à flot.


Quelles conséquences la disparition de la censure a-t-elle eues sur le langage théâtral ?


Si la censure a disparu, d’autres contraintes sont apparues. Des contraintes économiques. Elles causent de lourds problèmes dans le monde du théâtre. Le théâtre a perdu la place importante qu’il occupait auparavant dans la vie sociale. Avant l’indépendance le théâtre était un endroit de résistance où l’on pouvait exprimer ses idées par le biais de la métaphore. Après l’indépendance, le théâtre a perdu de sa pertinence, ce qui a entraîné la floraison de spectacles de divertissement pur, il s’est développé un « art culinaire pour les gourmands » loin des interrogations nouvelles et des préoccupations effectives du public. Or le public a soif, nous semble-t-il, de théâtre contemporain. Nous voudrions pouvoir répondre à ses attentes exigeantes et nous nous appliquons à inventer un langage théâtral qui lui parle. Nous avons d’ailleurs monté récemment Shopping and fucking de Mark Ravenhill.


Le spectacle a-t-il été bien accueilli ? Où l’avez-vous présenté ?


Oui, il a plu au public. Nous l’avons présenté dans le Théâtre national de Vilnius.


Vous êtes, dès vos débuts, partis en tournée à l’Ouest. En quoi votre mise en contact avec l’Ouest a-t-il modifié votre façon de faire du théâtre ?


L’influence a été très négative ! Non, je plaisante ! Jouer à l’Ouest est à mes yeux une expérience très précieuse.
L’espace des festivals me permet d’expérimenter. Si un spectacle fonctionne à Vilnius, comment savoir si c’est parce que la pièce est bonne ou parce que le langage théâtral est efficace ? À l’étranger, nul doute n’est permis : c’est la validité du langage théâtral que l’on expérimente. Le propre du langage théâtral est d’être international. Comparer les différences de réactions dans son propre pays et lors de festivals internationaux permet de réfléchir sur la nature même du langage théâtral.
À la différence de mes spectacles précédents, j’ai commencé à mettre en scène Roberto Zucco avec l’idée d’adopter un langage qui puisse être compris internationalement.


Vous êtes un des rares metteurs en scène de l’Est à travailler sur des textes contemporains : Ravenhill, Koltès ou Sigitas Parulskis. Êtes-vous en Lituanie également une exception ou bien voyez-vous naître une nouvelle génération d’auteurs et un public prêt à venir entendre leurs textes ?


La tendance générale en Lituanie est de monter des pièces de répertoire. Ce qui est lié au fait que pendant de longues années le théâtre lituanien était un théâtre de la métaphore. Or il me semble que cette tradition d’interprétation contemporaine des textes classiques est allée trop loin. C’est devenu un exercice de style pour amateurs. C’est une des raisons pour lesquelles je me tourne vers les textes contemporains.


Y a-t-il aujourd’hui une éclosion de jeunes dramaturges ?


Plusieurs concours de pièces de théâtre ont été organisés par le pays. Ils ont incité les auteurs à écrire pour le théâtre. C’est à l’occasion de la première de ces manifestations que Sigitas Parulskis a écrit la pièce P.S. DOSSIER O.K. que nous avons créée.


Comment définiriez-vous aujourd’hui votre espace de résistance ?


Quoi qu’il en soit le théâtre a besoin d’un fruit défendu, il a besoin de secrets publics. Nous essayons de les mettre en lumière. Nous cherchons à parler de choses auxquelles beaucoup de gens pensent mais dont peu parlent.
Il s’agit de mettre en évidence les choses que l’éducation nous a apprises à taire, certaines idées, certains sentiments éprouvés que nous attribuons à notre folie intime, auxquels il ne faut pas accorder d’importance si l’on veut se sentir bien intégré dans la société.
Nous les jugeons insignifiants parce qu’ils sont inhabituels, parce que personne n’en parle. La société ne les questionne pas, elle les juge inacceptables ; elle leur dénie le droit à l’existence. Nous les rejetons alors dans les profondeurs de notre conscience. Notre travail consiste à faire remonter à la surface ces petites histoires que nous ne racontons à personne et à leur donner une portée universelle. C’est cela que j’appelle « secret public ».


Propos recueillis par Julie Birmant.
Alternatives Théâtrales, n°64, juillet 2000


* THEOREM : TH pour THéâtre, E pour Est et REM pour «Rencontres Européennes du Millénaire» (réseau de soutien aux jeunes metteurs en scène de l'Est)

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