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Extermination du peuple

+ d'infos sur le texte de Werner Schwab traduit par Henri Christophe
mise en scène Philippe Adrien

: L’énigme Schwab

Pour avoir une fois déjà présenté ici à Paris une pièce de Werner Schwab, je tenterais bien de déjouer certaine réticence ou attitude critique qui conduit à minorer l’importance de cet auteur et de son œuvre. Certes, Schwab s’inscrit dans la lignée des Bernhardt, Lebert ou Jelinek et manifeste lui aussi son dégoût de la société ultra catholique, autoritaire et fascisante de l’Autriche, mais est-ce bien tout ? Et pourquoi donc tant insister sur ce caractère autrichien, essentiellement autrichien, régional en quelque sorte, quasi folklorique de son théâtre ?… Comme si nous n’étions pas nous aussi marqués par le christianisme et menacés en tout cas par quelque forme rampante de fascisme ! Or cette pièce, Excédent de poids, que j’ai mise en scène en 99, était sous-titrée : Une cène européenne… Comment dès lors s’y tromper ? Ce dont parle Schwab nous concerne évidemment dans la mesure où nous sommes aujourd’hui partie prenante de l’ensemble européen. Ensemble économique et politique, mais aussi social et culturel. Les peuples de l’Europe ont en commun l’histoire de la deuxième guerre mondiale et, après tout, il n’y a peut-être pas tant de différence entre l’Autriche de l’Anschluss et la France de Vichy, entre Waldheim et Papon.


Nombre d’évènements de cette dernière année, attentats, massacres et violences en tout genre, mais aussi bien sûr certaine élection aux résultats improbables, semblent d’abord défier toute capacité d’analyse. Pour peu qu’on y regarde de plus près on s’aperçoit qu’on avait tout simplement mis de côté, rejeté, refoulé voire oublié ou effacé ce qui précisément a fait un retour fracassant dans la réalité. On s’en aperçoit mais un peu tard. Cette violence, cet aspect d’insurrection aberrante sur fond de refoulement sont au principe même de la dramaturgie, comme de la langue de Schwab. Ni analyse ni rationalité, son génie poétique suffit à lui conférer une lucidité sans égal. Il traite comme personne aujourd’hui sur une scène de ce qui parmi les hommes, dans notre monde, ne s’explique pas.


Ce qui m’a tout de suite attiré dans ce théâtre de Schwab tient à son caractère de sociologie satirique. Ici, dans Extermination du peuple, un immeuble de rapport vu en coupe, trois actes et trois appartements. A l'entresol, les Ver, madame Ver fait un peu de ménage pour élever tant bien que mal son fils artiste pied-bot et ivrogne impénitent. On eût dit, naguère, des prolétaires. Au second étage, les Kovacic, père, mère et filles. Kovacic, immigré yougoslave, deuxième ou troisième génération, ayant épousé une Autrichienne se considère comme plus authentiquement autrichien que quiconque. Employé dans l'industrie, il ne cesse de gravir des échelons. Ces Kovacic, petits-bourgeois parvenus, sont des consommateurs modèles. Au premier, madame Pestefeu, aristo déchue ou grande-bourgeoise modeste, veuve et solitaire. On voit bien que cette sociologie de Schwab évite d'emblée les simplifications abusives. Qui plus est, ses personnages quoique déterminés par l’histoire, le social, le politique, et pour ainsi dire privés de marge de manœuvre, coincés, prisonniers, manifestent comme individus supposés et d’abord comme êtres parlants, une étonnante vitalité. Il en est même quelques-uns, véritables sujets de la langue qui ne cessent au fil du dialogue, de s’insurger contre l’aliénation et l’enfermement dont ils sont victimes. Leur seul espoir : se faire un jour la belle et peu leur importe qu’il faille pour cela, tuer, mourir, ou passer au travers des mots ! Il en est ainsi, dans Extermination du peuple, d’Herrmann Ver, l’artiste, double évident de Schwab lui-même, mais aussi de Madame Pestefeu, figure tout particulièrement paradoxale et qui n’a pas d'équivalent dans le reste de l’œuvre.


Faut-il l'avouer, le discours de la Pestefeu (Grollfeuer) apparaît au premier abord confus, abscons et plus ou moins sans objet. Au fil des répétitions, l'identité du personnage se précise, la nécessité de sa présence et la cohérence de sa parole s'imposent. Qui est donc cette Pestefeu ? Une aristo donc, et sans qu'il en soit directement question, on songe à l'empire austro-hongrois et aux conséquences toujours sensibles de son démantèlement. Curieusement, la Pestefeu est veuve d'un psychanalyste. On sait bien sûr que Freud était juif comme la plupart de ses disciples et d'une certaine manière comme la psychanalyse elle-même. Au détour d'une digression alcoolisée, la Pestefeu passe aux aveux : elle a pour le moins flirté avec le nazisme qui à ses yeux garde le mérite d'aller de pair avec un athéisme résolu. Quel tableau ! A quoi s'ajoute que tout en vilipendant la psychanalyse, elle s'offre à l'occasion de son anniversaire une talking cure sauvage en prime du massacre de ses invités.


La dimension éthique est essentielle au théâtre de Werner Schwab. " Comment peut-on être un homme ? " est sa question. Pour lui, la réponse ne saurait être qu'une énigme. Il convoque la Pestefeu dans Extermination du peuple pour en formuler les termes contradictoires.

Philippe Adrien

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