: Note d’intention
par Séverine Chavrier
Ready-mades recomposés
La base de notre scénographie a été élaborée suite à la lecture de deux satires : La Reine de la salle de bain, texte représentatif de la dimension scato-poétique omniprésente dans l’oeuvre de Levin
avec son cabinet de toilette comme centre névralgique de toute action et Le Patriote, discours
funéraire d’un politique opportuniste qui impose la présence du cercueil sur scène. Des éléments
en faïence (lavabo, bidet, toilette, évier, frigo) seront sur roulettes et pourront dessiner différents
espaces et servir eux-mêmes à différents usages (toilette-fauteuil, évier-table, évier-cercueil) ;
usages résultant souvent d’une négligence née dans la solitude ou l’habitude, d’un laisser-aller
justifié par un « personne ne me voit ».
Une qualité d’absurde est possible dans la conception de ses ready-made recomposés et livrés
au jeu de l’acteur. Chaque bloc sera affublé d’un petit élément ( plus ou moins attendu, plus ou
moins vraisemblable) comme si on les avait enlevés tels quels d’un appartement imaginaire,
microcosme de la société toute entière. L’élément évier sera, par exemple, construit avec un
miroir au-dessus, le cabinet avec une petite bibliothèque dans la chasse d’eau …etc. On jouera
donc sur trois matières : la bois, la faïence et le cuir d’un gros fauteuil individuel. Elles seront
d’autant plus présentes qu’on travaillera toujours sur l’exiguïté des espaces de vie ainsi dessinés.
Enfin l’aire de jeu sera délimitée par des canalisations sonorisables posées sur des parpaings de
livres. La présence du livre à notre époque, chez un auteur israëlien, dépositaire d’une langue
nouvelle où s’affrontent le jargon politico-militaire actuel saturé de slogans et largement
américanisé et l’hébreu biblique, langue intime et lyrique du Livre, nous a paru intéressante.
Les livres regardent vers l’histoire intime, de la manière dont ils sont accumulés au cours d’une
vie, et vers l’histoire du monde; vers la petite et vers la grande histoire. Ainsi empilés, leur
anonymat, leur silence, leur poids, leur inertie renvoient à quelque chose de très levinien.
Lire c’est aussi s’isoler de l’autre, ne pas communiquer, un refuge pour soi et/ou un déni de
l’autre.
Le (jeune) sans qualité : extérieur jour/ intérieur nuit
Je voulais travailler la figure de « l’homme sans qualité » que dessine Levin à travers les figures de
couples de ses nouvelles et de son théâtre. Au désenchantement des couples de Schitz ou de
Kroum l’ectoplasme succèdent dans ses nouvelles comme Visite des figures d’hommes aliénés à celle
de la femme comme a pu en dessiner Bruno Schulz (1) dans Le Livre idolâtre. Hommage à l’arrière-train
d’une femme endormie, « escarpé, majestueux et charnu » autant qu’épreuves infligées à des
individus incapables de concrétiser leurs aspirations. Avec La Demande en mariage ou Humour, c’est
la femme qui vacille jusqu’à redevenir la petite fille pleurnicharde et ingrate qu’elle était.
Le matériau textuel sera celui de trois nouvelles issues des Histoires sentimentales sur un banc public :
Visite, Le deuil peut-il précéder la mort ? et La Demande en mariage. Cependant, dans le travail une
fréquentation assidue de l’écriture de Levin nous a été nécessaire et très utile, aussi bien dans les
autres textes en prose que dans ses différentes pièces, comédies familiales et farces. Les points de
référence communes et vivaces au cours des répétitions ont pu être une scène, par exemple celle
du premier baiser dans Schitz suivi de cette question : « Et qu’est-ce qu’elle a mangé ta Schpratzi à midi ? », une phrase, une chanson ou une image comme dans Funérailles d’hiver, « dire que toute
ma vie j’ai rêvé de suivre la dépouille de ma mère au bras d’une jolie femme amoureuse ».
L’articulation du spectacle sera la suivante : trois nouvelles, quatre interludes. Dans la
construction du spectacle ces trois nouvelles seront annoncées, amorcées, entrecoupées,
contrecarrées par quatre interludes. On obtiendra alors une forme assez musicale qui
correspondrait à une Suite, suite de danses à de différents tempos. Les interludes sont des
saynètes trouvées en répétition qui s’appuient parfois sur d’autres textes du recueil de nouvelles à
qui on a pu associer ou non un texte de chanson. On n’a par exemple gardé de la nouvelle
Humour que l’action scénique de cette exubérante proposition de coup de pied au cul qui finit par
satisfaire tout de même le protagoniste pris dans une certaine logique du pire; pendant que
d’autres actions polyphoniques investissent le plateau défile en boucle le texte d’une chanson,
ritournelle, orgue de barbarie. « Jure-moi que tu es la femme idéale/ Jure moi que je suis un homme enviable/ Que nous deux v’est ce qu’il y a de mieux/ Jure-moi que je suis un homme comblé/ Que j’ai tout eu, tout ce qu’on peut souhaite/Que je vis mes moments les plus heureux / Que je n’ai à attendre rien de mieux, rien de mieux ». Tout le théâtre de Levin est fortement marqué par la forme du cabaret. Ses comédies
regorgent de chansons à l’écriture virtuose et souvent citationnelle. La traductrice Laurence
Sendrowicz, séduite par le projet, nous a communiqué quelques chansons inédites tirées de satires
politiques non traduites. Ces chansons ont servi de matière pour la création de certains interludes.
J’aimerai qu’elles portent en elles, grâce à la musique, cette sorte de saudade, de blues, de
nostalgie, bref cette part irréductible de rêve que personne ne réussit à éradiquer tout à fait. Si la
musique peut encore nous cueillir, au théâtre particulièrement, c’est qu’elle est toujours du côté
d’un ailleurs, un appel parfois insoutenable vers un changement. Elle est par nature mercurienne,
mutabilité promise, écho doux-amer pour nos personnages insatisfaits.
L’important est de montrer dans quelle vanité baignent aussi certaines de nos velléités. Au mirage
que sont toutes tentatives d’évasion hors du cercle familial (« Je voulais partir. Maintenant je sais
qu’il n’y a pas où fuir » avoue Yona Popokh dans Une laborieuse entreprise) correspond le mirage
d’une paix toujours différée, illusoire voire impossible. Et à l’immobilisme des anonymes - le
montage de textes et l’écriture en prose permettent sur ce point un anonymat plus radical que si
l’on travaillait sur une pièce en particulier où les noms propres et les généalogies de personnages
sont déjà chargés de significations et de géographies - correspond la dépense hyperactive et
monotone des puissants. D’une vanité l’autre.
En contrepoint à ces couples la cruauté de la vie matérielle : non pas pauvreté ou richesse mais de
l’espace domestiqué, territorialisé dans une volonté de survivre (à l’autre !) avec toute la
violence et la haine menue qui se sont cristallisées là.
Dispositif scénique, enjeux – en jeu
Le texte des Nouvelles sera projeté comme des surtitres pendant l’action scénique dans une rythmicité travaillée de près avec le jeu des comédiens et de la mise en scène. L’écriture sera ainsi charnellement présente sur le plateau par la projection du texte. L'important reste pour nous que ce dispositif puisse avoir une nécessité dramaturgique, en jouant sur le temps commun de la projection et de la représentation. Il s’agit de mener une narration sur le plateau plus polyphonique que la simple illustration qui s’est construite avec tous les éléments scénographiques en jeu et à disposition des acteurs. C’est comme si l’acteur devait trouver la bonne image à la bulle d’une bande dessinée. On peut avec ce dispositif mettre en exergue le jeu de l'acteur et son invention donc raconter quelque chose du théâtre et de la théâtralité de cette écriture. En effet, Levin, avec ses cinquante deux pièces, reste avant tout un auteur de théâtre : il sait mettre en scène des personnages qui par leur circonvolutions inventent des situations extrêmement théâtrales, comme l’homme de Visite qui sort et re-rentre plusieurs fois pour avoir à nouveau la bonne surprise de trouver la jeune femme allongée sur son canapé.
Le texte projeté devient une contrainte commune entre le spectateur et l’acteur mais l’acteur doit
aussi pouvoir la déjouer : il s'amuse parfois à lire ce qu'il doit faire ou ne pas faire, hésite, confond
fiction et réalité, brouille les pistes, ne tranche pas entre l’illusion et le non-jeu. Se tisse ainsi une
dramaturgie, par les nouvelles et les interludes (qui peuvent servir aussi à des moments de
transformation du plateau), de la dés-illusion avec des sorties de narration comme des sorties de
pistes et un jeu sur l’effet de réel-fiction.
Toujours dans ce même but, on cherchera aussi à travailler avec la présence « physique » du
dispositif de projection en l’occurrence sa lumière et son son. A partir du moment où l’homme
du Deuil peut-il précéder la mort ? se repaît de sa tristesse « dans la mélancolie du crépuscule », le
plateau n’est éclairé que par la lumière du vidéo-projecteur, lumière bleuissante qui rappelle et
appuie la citation du cinéma muet. Le son du vidéo-projecteur est alors amplifié mêlé à différents
sons de canalisation. Mais ce dispositif n’a de sens que parce que la parole se fait rare. Si la parole
se fait rare, c'est parce que ces nouvelles mettent en scène des hommes et des femmes qui n'ont
rien à se dire. L’un fantasme l'autre au point de préférer une soumission radicale à un échange
sensé, les jeunes gens sont pris dans des postures et des figures obligées, apprises et évidées de
tout érotisme et le couple fatigué et désenchanté vivotte dans une gestuelle quotidienne qui ne
demande même plus d'échanges verbaux.
La musicalité de l’ensemble doit donc découler de ce silence. La musique n’aura pas la même
fonction d’une nouvelle à l’autre. La dimension quelque peu opératique de la projection est
parfois renforcée par la présence d’une musique acoustique. Musicien sur le plateau, au milieu de
la scène et de l’action, pianiste solo rappelant aussi les premières heures du cinéma. Parfois en
musique diffusée, elle participe de la construction de l’échec des personnages, en assume la part
de sensualité et de désir rentrés.
Il s’agira en tout cas de faire entendre la dissonance continue et plus ou moins affirmée de nos
vies dans cette visite légèrement balisée de l’écriture de Levin et d’en assumer la part d’ouverture
qu’induit par elle-même la forme du montage de textes.
- (1) Ecrivain, dessinateur, graphiste et critique littéraire polonais tué par la Gestapo en 1942. L'artiste souffrait d'agoraphobie et de dépression. Les motifs récurrents de l'oeuvre graphiques de Schulz sont la femme-idole et l'idolâtrie, le sado-masochisme, le judaïsme et les nus féminins. Il est l’auteur de deux recueils de nouvelles La Sanatorium au croquemort et Les Boutiques de Canelle.
Séverine Chavrier
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