theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Eldrige Cleaver vitaNONnova »

Eldrige Cleaver vitaNONnova

mise en scène Jean-Michel Bruyère

: Entretien avec Jean Michel Bruyère

Novembre 2010

Comme Issa Samb, Fiorenza Menni, Thierry Arredondo, Jean-Paul Curnier…, Jean Michel Bruyère est l'un du groupe LFKs (Marseille et Paris en France, Berlin en Allemagne), au sein duquel il exerce une influence frappante.
Bien que le groupe ne revendique jamais lui-même aucune filiation, pour comprendre ce qu'est le collectif LFKs il n'est pas inutile de lui attribuer quelques liens avec le situationnisme — mais ce sont bien les seuls références qu'on puisse lui imaginer. LFKs considère l'art avant tout comme «une chose à, vivre» et la pratique de celui-ci comme l'occasion «d'échapper durablement au monde du travail». Il y voit « la seule manière énergique de ne rien faire, de ne rien bâtir, rien vendre ni acheter, de ne rien prendre ni laisser…, sans jamais contraindre ni tuer personne ». LFKs affirme la nécessité d'une pénétration forcée, par des petits groupes indisciplinés mais bien entrainés, de tous les "domaines" de l'art et de leurs places fortes les mieux gardées, afin d'y pratiquer ce qu'il nomme la «dévastation pour tous». Lesdits "domaines" de l'art sont pour LFKs autant de «terres colonisées qu'il s'agit de libérer radicalement ; c'est-à-dire qu'il ne faut pas seulement en exproprier l'occupant, mais aussi en désapproprier, en vider tous les champs». Si l'art est la vie même, il est partout et toujours, il n'a donc aucun lieu ni moment particulier, ne peut pas être davantage ici que là, ne peut avoir aucun territoire, aucun champ ni domaine privilégié. C'est sans doute la raison de ce que le groupe produit tant de formes immersives (spectacles, vidéos, livres…) que l'on pénètre et traverse à sa guise en y organisant soi-même sa propre dramaturgie, ses propres analogies, conduisant le sens au plus près de soi.
Affirmant qu'«il n'est pas de meilleure politique que l'émeute», LFKs s'oppose à tout ce qui prétend mettre l'art en ordre, en droit, l'enseigner, le transmettre… et propose qu'à cela l'on substitue «le chaos, le rire, l'improvisation et le pillage».


Les critiques parlent souvent de vos spectacles comme de quelque chose d’inclassable. Comment vous définissez-vous ? Plasticien, faiseur d’histoires, metteur en images ou simplement metteur en scène dans toute l’acception du terme ?


« Inclassable, je ne sais pas, peut-être. Il me semble surtout que, comme tout ce que nous créons, nos spectacles sont d'emblée déclassés. Et nous sommes loin de nous en plaindre : le fait est que nous oeuvrons nous-mêmes à notre propre déclassement. Car il faut bien rendre commun ce que le monde des professionnels des arts et de la culture entend tenir sacré. Autant que nous le pouvons, nous profanons ce qu'il sacralise, nous tentons de rendre bas, commun, quotidien ce qui est isolé pour être vénéré et par là gardé passif, désactivé. Dans le passé, nombreux sont ceux qui se sont employés à arracher la création des mains d'une classe dominante qui s'en était emparée et l'avait isolée. Mais nous voilà tous désormais dans un moment du monde où un strict ravage des classes sociales est en cours, où une quantité immense de l'humanité n'appartient plus à aucune classe, où les classes elles-mêmes sont dévalorisées, défaites, leurs forces créatrices propres asséchées. C'est ainsi qu'à notre très modeste niveau, pour rendre commun il faut certes rendre inclassable, mais cela ne suffit plus. Le front de guerre est plus avancé que cela.
Il n'est pas acceptable que l'art ne soit plus rien d'autre au monde que le rituel religieux des adorateurs de l'argent et de ses pouvoirs, des prosélytes de ses principes de séparation, des adeptes d'une société où l'élévation matérielle extrême de quelques-uns est le but et la dégradation sans fin de tous les autres la condition. Sans doute espèrent-ils tous que l'adoration des formes les sauvera de la laideur fondamentale du monde qu'ils fabriquent hargneusement ou subissent lâchement. Et de ce culte nouveau, le milieu des professionnels des arts et de la culture est le clergé. Les collectionneurs, les commissaires, les experts, les critiques, les agents de bureau culturel en sont le clergé séculier, les artistes, les techniciens, les petits producteurs, le clergé régulier. Ils sont le premier ennemi de toute liberté de création.
C'est ainsi que produire des objets « inclassables », polymorphes, pluri- ou transdisciplinaires, exploitant de nouveaux media… nous préoccupe infiniment moins que la profanation du culte de la culture. C'est la conférence du chien : nous mettons bas ce qui est sans bonne raison de se trouver si haut, nous roulons dans des feuilles de bananes des morceaux de viandes arrachés avec les dents aux maigres fesses des idoles contemporaines, nous remplissons de bouillon de Trendy et de Tendance des bouteilles de parfum vides.
Au coeur du XXe siècle en France, des femmes et des hommes de théâtre ont conduit sur les routes provinciales l'aventure d'un théâtre populaire. Le déclassement est la phase suivante. Elle mène au bois. Elle parle aux oiseaux. Loin des routes, elle efface même les chemins. D'aucuns diront qu'il s'agit surtout d'un ensauvagement. Ce n'est pas vrai, elle est une simple hérésie.
La création n'a pas de but politique, mais elle a une fin sociale et donc une condition politique. Lorsqu’une société se construit non plus dans la structuration et la mobilisation de ses classes, mais par la destruction et la dévastation de celles-ci, par leur enlaidissement et leur enniaisement toujours aggravés, la condition politique de la création devient une figure de combat dont le déclassement est l'entraînement, la préparation. De ce point de vue, le déclassement est ce qui renoue avec l'Underground de l'Ouest ou la clandestinité de l'Est dans l'art au cours des années 1960, mais compte tenu de l'extraordinaire importance acquise par la violence au quotidien du monde. »


Pouvez-vous me raconter le comment et le pourquoi de la création du collectif LFKs ?


« Comme on pourrait le dire de certains émeutiers : nous faisons feu de tout bois, et même si certaines essences peinent quelquefois à s'enflammer ; raison pour laquelle nous regroupons nos torches. »

Vos oeuvres signent-elles ou signifient-elles une autre forme d'engagement à la fois politique et esthétique?


« Une oeuvre n'est jamais engagée. Seuls des fusils parfois le sont. Jusqu'à présent, nous allons sans fusils. »

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.