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Cocteau-Marais

mise en scène Jean-Luc Tardieu

: Note d'intention

Par Jean-Luc Tardieu, metteur en scène

Cocteau, autoportrait
Jean Marais ne voulait pas organiser seul un portrait de Cocteau, il se sentait trop proche, trop intime avec lui. Il était partisan. Pour répondre à sa demande, il y a près de trente ans, j’ai cherché dans l’œuvre de Cocteau de quoi construire un portrait, j’ai puisé le matériau du spectacle dans les textes autobiographiques, et davantage encore dans ses romans, ses films, ses inventions. Jean Marais m’a laissé une totale liberté dans mes recherches et mes propositions. Il n’était jamais directif ; il souhaitait seulement que le fantôme de Cocteau vienne le missionner pour le représenter sur terre. « Toi c’est moi, moi c’est toi. Je suis mort, ma vitesse n’est pas la tienne, et je peux te parler car nos vitesses me permettent de me rapprocher de toi. » C’est son idée, son désir. Quand Marais m’a ouvert la porte de sa bibliothèque, j’ai été pris d’un bonheur douloureux ! Il y avait tant de choses. Je découvrais des entretiens ou des confidences directes, à l’époque inédits, comme les correspondances ou les journaux intimes de Cocteau, je rassemblais des éléments de portrait dans les personnages de ses romans, où il se dévoile intimement plus encore que partout ailleurs. « Un peintre fait toujours son propre portrait », disait Cocteau, qui se racontait partout et sans cesse. Il aura pourtant passé sa vie à lutter contre l’image qu’il renvoyait, cette image que l’on véhiculait de lui avec complaisance ou méchanceté : « Si j’étais cela, disait-il, je ne serais pas de mes amis ». On le considérait comme un prestidigitateur inspiré, un magicien. Mais il s’en défendait : « Il n’y a pas de magie, disait-il, je travaille ! » Il n’y avait dans l’œuvre de Cocteau aucune inspiration divine, mais une expiration profonde, dans les zones dangereuses des êtres, là où on se risque à rencontrer des démons.


Radiguet, Marais, les amours de Cocteau
Jean Marais tenait à évoquer la liaison de Cocteau à Raymond Radiguet, dont la mort et le deuil furent à l’origine de tous les dérèglements, le chagrin inconsolable, le recours à l’opium… Jean Marais savait raconter cet amour avec une infinie tendresse, un magnifique respect. Au moment de cette séquence, il était bouleversé. Non pas parce qu’il était question de l’amour de Radiguet, mais parce qu’il évoquait le chagrin de Cocteau, et ce chagrin le traversait. L’amour les unissait. Jean Marais avait avoué que, quand Cocteau lui avait déclaré son amour, c’était le jeune acteur intéressé qui avait répondu au poète reconnu : « je vous aime, moi aussi. » Mais les mots avaient précédé un amour indéfectible qui s’est construit au fil des ans.


Le témoin du siècle
Cocteau-Marais consiste aussi en un véritable exercice d’admiration : Cocteau adulé, mais tout autant honni, a gardé toute sa vie une capacité intacte d’admiration. Par tous les portraits qu’il dresse des personnes qui ont influencé sa vie, sa carrière ou son art, il peint à lui seul la grande histoire artistique et intellectuelle du vingtième siècle. Cocteau semble toujours à la fois hors du temps, hors du monde, et absolument en prise avec l’air du temps. Il aura devancé toutes les modes, tous les genres. Ses premières œuvres poétiques, littéraires, cinématographiques, picturales, ont été les objets de tous les scandales. Lui-même, dans le spectacle, le raconte avec délectation. Il est sans cesse en avant sur son temps, il fait preuve d’une exceptionnelle perception des courants et des évolutions artistiques, des courants qu’il a su devancer. Il devient ainsi un témoin exceptionnel de notre histoire, d’autant plus qu’il traverse deux guerres. Il est très jeune quand il connaît la « drôle de guerre », il la vit alors d’une manière presque inconsciente, légère. Vingt ans plus tard, il perçoit parfaitement la gravité, les dangers et les horreurs de la Seconde Guerre. Et aujourd’hui, près de cinquante ans après la mort de Cocteau, les regards du poète sur le monde et l’histoire, s’imposent comme des commentaires ou des documentaires d’une rare acuité et d’une grande valeur. Jean Marais m’a donné accès à des documents rares, comme les journaux intimes de Cocteau, son journal sous la résistance… J’ai eu accès à des manuscrits, à des lettres inédites. Rien ne semble finalement aussi simple qu’on a voulu le croire : Cocteau a eu à se justifier à plusieurs reprises de ses amitiés mal interprétées, avec notamment sculpteur Arno Breker. Il a eu à se justifier de leur relation ; les deux hommes s’étaient connus à vingt ans, alors que le sculpteur n’était associé à aucun courant idéologique. Chacun a fait son chemin, leurs destins ne se sont pas décroisés pour autant, et Cocteau est resté lié à Breker. Il l’a même sollicité comme intermédiaire pour tenter voire parvenir à sauver des individus. Peu après la création de notre spectacle avec Jean Marais, le journal de Cocteau a paru sous le titre Passé défini, en deux volumes. Mais le journal est paru édulcoré, avec des coupes, des crochets. Cela provoquait chez Marais une colère noire, « s’il a dit quelque chose, disait-il, on doit le publier, et s’il dit du mal de moi, je refuse qu’on le taise ! »


Reconstitution - création
Il me fallait d’abord organiser la reconstitution du spectacle, retrouver son esthétique. Cocteau-Marais a été créé en France, mais il a été joué plus de cinq cents fois, du Canada au Japon. C’est évidemment par ailleurs une recréation, dans la mesure où les deux acteurs sont à l’opposé l’un de l’autre, dans leurs qualités, dans leurs forces comme dans leurs failles. Jean Marais souhaitait que le spectacle existe après lui, il en avait émis clairement le désir. Il y avait une alchimie si particulière entre Jean Marais et Jean Cocteau, par l’évidence de leur relation et de leur amour. Mais Marais était un acteur athlétique, fort, même à près de soixante-dix ans, il était d’une puissance physique et vocale inouïe. Cocteau quant à lui était un homme fin, long, un dandy élégant, subtil. Curieusement, Jacques Sereys devient aujourd’hui beaucoup plus crédible dans le rôle de Cocteau que ne l’était Marais. Il est plus proche à bien des égards de l’autoportrait de Cocteau. Et soudain, ce sont des pans entiers du portrait de Cocteau, pans qui étaient jusqu’ici restés dans l’ombre avec Marais, qui prennent une lumière particulière, tandis que d’autres moments lumineux avec Marais prennent des couleurs « pastellisées » avec Sereys… Le théâtre est le lieu de l’acteur, et Cocteau l’exprime ainsi : « J’aime les acteurs car ils revêtent d’une manière très étrange notre ligne d’écriture. Nous avons besoin d’eux, car nous sommes de chambres et eux d’estrades, nous sommes de nuits et ils sont de lumières. » Jacques est un tel virtuose qu’il n’éprouve jamais le besoin de se cacher derrière des masques d’angoisse ou de mise à l’épreuve. Comme Marais, il est d’une disponibilité absolue, d’une générosité formidable. Jean Marais voulait jouer, Il aimait ça, le jeu appartenait pour lui à l’univers de l’enfance. Cela avait l’importance et la gravité d’un jeu d’enfant, mais cela recouvrait en même temps la légèreté et le plaisir d’un jeu d’enfant. Jacques Sereys ne peut travailler que si cela passe par le plaisir. Il se donne la possibilité de le vivre et de l’éprouver, parce que c’est un bûcheur exceptionnel ! On peut tout lui demander, il peut répondre à tout, jouer toutes les notes de la gamme. Il maîtrise admirablement sa partition et son art. En retour, sa seule exigence, c’est le plaisir.


Propos recueillis par Pierre Notte, secrétaire général de la Comédie-Française

Jean-Luc Tardieu

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