: Pierre Bergounioux, École : mission accomplie, Extraits
Extrait 1
…Rappeler, en ces temps d’obscurantisme et de régression, que, conformément au processus séculaire de dématérialisation de la richesse, qui a commencé avec les sociétés anonymes et l’actionnariat, la connaissance savante dont l’école reste la première et principale dispensatrice, est aujourd’hui l’instrument majeur de la réussite sociale et de l’accomplissement personnel. Aussi longtemps qu’on l’ignorera ou feindra que tel n’est pas le cas, les maux qu’engendre l’ignorance, surtout lorsqu’elle infiltre la décision politique, continueront de nous accabler.
Je caresse toujours le rêve égalitaire que nos ancêtres ont fait, il y a deux siècles et plus, les yeux ouverts. Les droits politiques formels sont une chose, autre chose leur réalisation concrète, leur incarnation. J’enseigne. Chaque jour, chaque année, depuis trente ans, je constate qu’il existe deux sortes d’élèves : ceux qui entendront mon langage parce qu’ils le parlent et ceux qui pratiquent une langue étrangère – à l’école, au français cultivé, aux biens dont sa maîtrise commande l’accès…
Extrait 2
Paul Nizan comparait l’enseignant à un chien de garde. Cette comparaison vous semble-t-elle avoir gardé toute sa pertinence ? L’enseignant peut-il créer des écarts par rapport à ce rôle ingrat que l’institution lui assigne ?
On n’échappe pas à sa vérité objective. Je remplis mon rôle de « chien
de garde», comme disait Nizan, ou de «juge pour enfants en matière
linguistique», selon l’expression de Bourdieu, du seul fait d’appliquer les
mêmes barèmes, les mêmes critères de jugement à des élèves inégalement
préparés à s’y prêter. C’est cette égalité formelle, cet universalisme républicain
aveugle, abstrait qui confèrent son injustice profonde à l’acte pédagogique
tel que nous ne pouvons pas ne pas l’accomplir. « Summum jus, summa
injuria1». La seule façon de ne pas faire violence aux enfants serait de les
juger par rapport à eux-mêmes, d’évaluer la distance qu’ils ont parcourue
entre l’état où nous les avons trouvés au sortir de l’univers familial et celui
auquel ils se sont élevés sous l’effet de notre enseignement. Mais cela
reviendrait à reconnaître publiquement l’injustice de notre société, à en
tirer les conséquences, qui sont révolutionnaires, rien de moins, et jamais
nous n’avons été aussi loin de le faire. Descendons aux détails, qui sont un
antidote puissant au bavardage ministériel, à la littérature mesurée, odieuse
dont nous abreuvent les bureaux. J’enseigne dans un collège de grande
banlieue, entre des champs de colza et des aires de stockage de matériaux.
Devant moi, des filles et des fils d’employés, de personnels de service, de
travailleurs du bâtiment, de camionneurs, de salariés agricoles, avec une forte
communauté d’origine portugaise, une autre de gens du voyage, comme on
dit. J’ai le devoir, non pas seulement professionnel mais quasi mystique, de leur apprendre l’usage soutenu, réfléchi, de la langue française, de les ouvrir
à la littérature, la nôtre mais celle, aussi, de peuples proches et lointains,
anglais, russe, américain. Je prétends leur expliquer le merveilleux système des
conjugaisons, les quatre-vingt-quinze variations que tout verbe est susceptible
de présenter, qui épuisent toutes les situations, celles de la réalité mais celles,
aussi, des rêves, où leur vie va se passer. J’aimerais qu’ils comprennent que
ce qui arrive aux hommes, et ils en sont, c’est dans des récits, des pièces de
théâtre, anciens ou récents, qu’ils le trouveront porté à son plus haut degré de
clarté, de splendeur, aussi. Telle est ma tâche. Mais ceux auxquels je m’adresse,
lorsqu’ils me quittent, s’en retournent, pour la plupart, dans des milieux sans
livres, entendent un français qui suffit aux exigences de leur vie mais non
à celle, ouverte, savante, plus haute à laquelle je me réfère et qui le rend,
par contrecoup, approximatif, indigent, grossier, fautif. La figure du lecteur,
qui est entrée dans le paysage après Gutenberg et que la religion réformée,
avec la Bible à quarante-deux lignes, a multipliée, cette figure demeure, cinq
siècles après, une rareté. C’est un fait connu, régulièrement constaté. Que
pèsent les quatre heures et demie de français que je donne, chaque semaine,
à mes élèves, et même les trente qu’ils passent au collège, lorsque pendant
les cent trente-huit restantes, ils retrouvent le parler plus ou moins sommaire,
« vulgaire » qu’ils répètent ingénument, les tristes divertissements qui
envahissent, comme la mauvaise herbe, une cervelle qui n’est pas jalousement
défendue, soigneusement cultivée.
Il y a plus grave. Les mauvaises notes que je trace au stylo rouge, les
appréciations négatives, si euphémiques que je m’applique à les rendre,
dans les bulletins trimestriels, ne sanctionnent pas seulement l’insuffisance
des connaissances acquises. Elles vont laisser une trace indélébile, entamer
l’estime que tout homme est en droit de s’accorder à lui-même. Il m’est
arrivé d’entendre des collègues évoquer la note qu’ils avaient obtenue, par
exemple, à tel certificat de licence sur un ton qui indiquait le prix, le poids
qu’ils continuaient de lui accorder vingt-cinq ans après. Si des gens qui font
profession d’enseigner ne sont pas en mesure de relativiser les verdicts
scolaires, comment ceux dont la vie se passera loin de l’école
guériraient-ils de la blessure symbolique profonde qu’elle leur a infligée
d’emblée. Je serais tenté de regarder la folie galopante du « look » qui
s’est emparée des jeunes et des moins jeunes comme une compensation au
stigmate laissé par la genèse scolaire généralisée des identités. Un élève
sacrifiera d’autant plus aux excentricités vestimentaires et cosmétiques, à
l’apparence, à l’extérieur, qu’il a été intérieurement disloqué, frappé d’une
indignité à la fois publique et sentie dans la lutte, perdue d’avance, à laquelle
il s’est trouvé inévitablement mêlé. Et sur cette misère d’une nouvelle sorte
se sont abattus les charognards de la presse people, de la TV poubelle, les
marchands de « produits » qui proposent à une jeunesse privée des ressources
vitales de la culture savante, un désastreux simulacre d’identité. Il me vient
parfois des fureurs d’ayatollah, une envie d’allumer des bûchers où jeter, en
vrac, tennis Machin et pantalons biplaces à taille surbaissée, portables et MP3,
piercings, baladeurs, gels coiffants et autres affiquets.
École : mission accomplie
Pierre Bergounioux
Entretiens avec Frédéric Ciriez et Rémy Toulouse
Editions : Les Prairies ordinaires
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