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Atteintes à sa vie

+ d'infos sur le texte de Martin Crimp traduit par Christophe Pellet
mise en scène Gilles Bouillon

: Martin Crimp : Extérieur/jour, Intérieur/nuit

J’ai délibérément développé deux méthodes d’écriture pour le théâtre: la première consiste à construire des scènes dans lesquelles les personnages jouent une histoire de manière conventionnelle, comme par exemple dans La Campagne, l’autre consiste en une forme de théâtre narrativisé dans lequel l’acte de raconter l’histoire est lui-même théâtralisé, comme dans Atteintes à sa vie, ou Cas d’urgence plus rares (Tout va mieux) … Dans la deuxième manière, l’espace dramatique est un espace mental, pas un espace physique. (1)


Né en 1956, c’est au début des années quatre-vingt que Martin Crimp commence à écrire pour le théâtre. Parallèlement à ses premières pièces, Living Remains (1982), A Variety of Death Defying Acts (1985), Crimp écrit pour la radio (Three Attempted Acts, Definitely the Bahamas) et explore d’emblée cet espace entre-deux où la visualité ne se donne pas de plein fouet mais se construit, grâce à la langue, grâce à l’oreille. Crimp est en effet un des dramaturges contemporains qui donne le plus à entendre. Le texte est là, qui se tisse ou se tricote sur le mode de la répétition, de la variation, de la rhapsodie. Ses choix de traducteur (Crimp traduit en anglais Molière, Marivaux, Ionesco, Genet ou encore Koltès) confirment son goût pour un théâtre de langage, un théâtre dans lequel, tout est dans et pour le langage.
Dès Le Traitement (1993), il apparaît que c’est par le langage que le personnage acquiert une existence : Anne livre l’histoire de sa vie à des producteurs de films et c’est dans l’acte de narration qu’elle advient en tant que sujet. Raconter sa propre histoire, c’est se l’approprier et ainsi échapper momentanément à la condition d’objet qui est la sienne dans sa relation avec son mari, avant d’y retomber sous le coup des jeux experts et peu scrupuleux des deux producteurs. Son meurtre métaphorique — les producteurs la tue symboliquement en lui volant son histoire — précède sa mort par balle. Atteintes à sa vie peut se lire comme la deuxième partie du diptyque : les voix qui peuplent l’espace sonore de la pièce, et dont on ne sait pas si elles sont masculines ou féminines, jeunes ou âgées, ni même parfois si elles sont simplement vocalisées, tentent de ressusciter Anne, s’efforcent de la « remembrer ». La pièce compose, sur le mode satirique, une série de variations sur les différentes identités d’Anne : une terroriste, une voiture, une superstar ? Selon un principe proche des « exercices de style » à la mode de Queneau et de l’OuLiPo, Crimp décline les dix-sept possibles de la vie d’Anne. A l’instar de Perec dans L’Augmentation, il épuise la situation de départ. De la forme attendue du drame, il ne reste plus que la trace : langue en éclats, bribes d’intrigues multiples, vestiges de personnage (Crimp parle d’une « absence de personnages »), pour le dire avec T. S. Eliot, autant de « fragments pour étayer les ruines » de l’identité (2) d’Anne. Elle reste à jamais « l’absente de tout bouquet », « la disparition ». Atteintes à sa vie est au théâtre ce que La Disparition de Perec est au roman : une poétique du manque.
Après Atteintes à sa vie, la trilogie de formes courtes Face au mur (Ciel bleu ciel, Face au mur, Cas d’urgence plus rares) continue d’explorer cet espace mental qu’est celui de l’homme moderne. Les pièces semblent s’improviser devant nous, grâce à des ébauches (ou à des reliefs) de personnage qui n’ont pour tout nom qu’un numéro et une voix, et qui luttent pour inventer ou se rappeler une partition hésitante et bégayante dont la violence n’en est que plus surprenante. C’est bien la scène intérieure qui devient l’enjeu de ces pièces, annonçant ainsi le livret d’opéra que Martin Crimp compose pour George Benjamin, Into the Little Hill, et dont l’action, chantée paradoxalement par deux voix de femme (soprano coloratur et contralto), se passe essentiellement dans la tête d’un homme, le Premier Ministre.


Si Martin Crimp parvient à déconstruire le théâtre, comme il déconstruit le personnage, c’est à l’évidence qu’il maîtrise parfaitement l’art de la composition dramatique classique. Avec Tendre et cruel (2004), il signe une tragédie contemporaine sur la guerre, tragédie dans les règles de l’art, inspirée des Trachiniennes de Sophocle. Avec Getting Attention, Dealing with Clair ou encore La Campagne, il compose des « comédies de menace » efficaces, dans le sillage d’Harold Pinter ; enfin, avec La Ville (2007), qui fait écho à La Campagne, il propose une synthèse de ses deux manières : Le théâtre-dans-la-tête fait irruption dans l’esthétique presque socio-réaliste caricaturale du début (un couple bourgeois dans une maison de ville avec jardin) et remet en question l’existence même d’un réel qui ne serait pas filtré par la conscience. La ville intérieure de Claire, clandestine, enfouie, rasée à peine construite, c’est bien celle de l’identité postmoderne que Crimp tente inlassablement de donner à voir.

Elisabeth Angel-Perez (3)


(1) Martin Crimp. Interview menée par Ensemble Modern, “Into the Little Hill. A work for stage by George Benjamin and Martin Crimp.” Ensemble Modern Newsletter (n°23. October 2006), trad. E. Angel-Perez.


(2)T. S. Eliot, The Waste Land, v. 430, trad. Pierre Leyris, Paris : Seuil, 88-89.


(3) Elisabeth Angel-Perez est professeur de littérature anglaise à l’université de Paris IV-Sorbonne. Elle est spécialiste du théâtre anglais contemporain auquel elle a consacré plusieurs articles et ouvrages. Elle a également traduit des pièces de Howard Barker, Caryl Churchill et Martin Crimp.

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