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Chroniques du bord de scène, Saison V, Episode 1

mise en scène Nicolas Bigards

: Entretien avec Nicolas Bigards

Hello America en 2010, Trilogie USA de Dos Passos, aujourd’hui American Tabloid, comment vous expliquez cette obsession pour l’Amérique ?


Il n’y a pas une mais des raisons qui se sont croisées à un moment donné. C’est tout d’abord la fascination pour une écrivain américaine, Sylvia Plath, qui laisse une oeuvre poétique majeure, d’une très grande force, et avec qui j’ai aussi découvert une certaine Amérique, celle des années 50, une société qui oscille entre un libéralisme triomphant et un puritanisme exacerbé. C’est l’Amérique de Marilyn Monroe et de Kennedy, mais aussi celle du Ku Klux Klan, de Hoover et des électrochocs thérapeutiques. Le déclencheur fait suite au travail mené sur les textes de Roland Barthes, avec les Mythologies mais aussi sur ses chroniques plus tardives, à la fin des années 70. Ce travail de « mythologue » amorcé avec Roland Barthes, avait pour but d’interroger ce qui fait notre société, de décrypter les signes qui nous entourent, qui imprègnent notre quotidien et façonnent notre appréhension du réel. Lors d’ateliers d’écriture, j’ai travaillé sur cette question et après avoir interrogé les participants adultes et scolaires sur ce qui composait leurs « mythologies » personnelles, je me suis aperçu que celles-ci étaient très américaines. C’étaient les icônes du catch, du sport, de la musique, des séries, un ensemble de références toutes puisées dans le vivier de la culture américaine. J’ai également découvert chez eux à la fois une grande fascination et une répulsion très forte, notamment à l’égard de la politique américaine, mais ce paradoxe ne semblait pas insurmontable. Cette question m’a passionné et j’ai voulu aller plus loin, creuser plus avant cette piste du mythe américain, d’une nation jeune qui écrit encore son Histoire. Cela a donné Hello America, un spectacle sous forme de traversée de la littérature américaine (Raymond Chandler, Raymond Carver, Dorothy Parker, Joan Didion, Sylvia Plath, et déjà Ellroy…), puis la trilogie U.S.A de John Dos Passos, qui a représenté pour moi une grille de lecture sur l’Amérique d’aujourd’hui. Certains de nos préjugés sur une Amérique impérialiste trouvent leur explication chez Dos Passos, avec l’idée d’un caractère inscrit très intimement dans l’ADN de l’Amérique : l’esprit de conquête.
Ce n’est que plus tard, au fil de mes lectures, que j’ai découvert la trilogie de James Ellroy. J’ai alors été frappé par ce qui m’apparût comme une forme de parenté entre cet auteur et John Dos Passos. En effet, on retrouve chez les deux la même ambition folle d’embrasser toute une période de l’histoire américaine et d’en faire une oeuvre totale. Ce qui les rapproche aussi, c’est leur rapport à la notion de rêve américain pour Dos Passos, ou celle du mythe pour Ellroy : chacun s’attache à en dévoiler les travers ou les non-dits.
C’est pour moi un des moteurs essentiels de l’oeuvre d’Ellroy : comment, en démontant un mythe, Ellroy met au jour les mécanismes de construction de celui-ci et révèle la manière dont une société fabrique, se fabrique une histoire, comment elle constitue un récit des fondations, un récit des origines ?


Que raconte American Tabloid de James Ellroy et comment avez-vous décidé d’adapter ce texte ?


American tabloid est le premier volet de la trilogie Underworld USA, qui traverse l’histoire des Etats-Unis de 1958 à 1972. Au fil des romans, la fiction prend de plus en plus le pas sur le récit historique. Le premier volet, American Tabloid, est sans doute le plus documenté, le plus fouillé dans les références, il retrace l’accession de Kennedy au pouvoir jusqu’à son assassinat. Au départ, nous souhaitions créer une grande fresque qui rassemblerait les trois romans, qui se suivent chronologiquement, et dans lesquels on retrouve pour certains les mêmes personnages. Lors de ma rencontre à Paris avec James Ellroy, il a souhaité que l’on travaille séparément les trois romans et d’en faire ainsi trois spectacles. Chacun des romans travaille une langue très différente. C’est certainement aussi un des aspects qui rapprochent James Ellroy de Dos Passos, l’invention d’un style, d’une langue propre à cette histoire.
American tabloid joue sur l’imbrication entre récit historique et fiction. Dans le dédale des figures historiques, majeures ou mineures, trois personnages de fiction traversent l’ensemble du récit. Ils interviennent dans la conspiration de l’assassinat de Kennedy : Kemper Boyd, Ward Littell et Pete Bondurant. Représentatifs du rapport de l’Amérique à Kennedy, ces derniers incarnent trois types de posture, trois types de fascination à l’égard du Président. La fascination de Kemper Boyd trouve son origine dans le déclassement social qu’a subit sa famille, avec la ruine et le suicide de son père. La revanche sociale est donc un moteur très fort, avec la volonté de réintégrer une certaine société qui l’a exclu. Ward Littell quant à lui, ancien séminariste jésuite, défend un idéal de justice et se reconnaît dans Robert Kennedy qui est la face lumineuse des Kennedy, un parangon de justice, ennemi juré de la mafia et farouche opposant à Hoover. Pete Bondurant, lui, est tout aussi ambitieux que les deux premiers, mais ses motivations sont beaucoup plus opportunistes, l’aventure et l’argent étant des moteurs essentiels chez lui.


Comment allez-vous transposé l’écriture d’Ellroy à la scène ?


J’ai voulu privilégier la dimension épique du roman, raconter une grande histoire, et en retranscrire le souffle. C’est une écriture très cinématographique : la narration est extrêmement découpée, les plans s’enchaînent avec une grande rapidité, les images sont frappantes, le rythme est trépidant. C’est un défi passionnant pour le théâtre de trouver une traduction scénique et c’est une approche que nous avons déjà expérimentée avec bonheur sur le Dos Passos et les premiers travaux sur Ellroy.


Comment avez-vous pensé la distribution ?


Dès les premières saisons, les Chroniques ont mêlé, sur le plateau, amateurs, apprenti-comédiens et professionnels, et, d’une certaine manière, le public, faisant ainsi du principe d’incertitude le coeur même de la démarche. Nous avons conçu cette cinquième saison comme une première ébauche d’un plus vaste projet autour de la trilogie d’Ellroy. J’ai trouvé opportun de partager ce moment de travail avec les élèves du conservatoire de Bobigny et d’inscrire ce projet dans leur parcours pédagogique, pour leur permettre ainsi de découvrir l’élaboration de ce type de création. Le faire sous forme d’atelier me semblait réducteur. Je tenais à ce qu’ils aillent au bout de l’expérience et qu’ils se confrontent aux conditions réelles de spectacle. C’est pourquoi ils sont là ce soir. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de prendre l’ensemble des élèves de la classe, de ne pas faire d’audition, et de privilégier ainsi la dimension collective de l’aventure. C’est pour cela aussi que j’ai demandé à Judith Henry de nous rejoindre sur ce projet, car elle connaît très bien les enjeux de ce type de démarche avec les Sentimental Bourreau et sa complicité nous fut très précieuse.

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