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Aïda vaincue

+ d'infos sur le texte de René Kalisky
mise en scène Michael Delaunoy

Il semblerait qu' "Aïda vaincue" ait été, dans un projet initial, destiné à la télévision. Cela explique peut-être en partie la référence au feuilleton familial américain et ses "passages obligés" : histoires de divorces, de vengeance, de trahisons... Mais, loin de toute gratuité ou effet de style, cette référence, dans le chef du dramaturge belge, à l'Amérique du Nord et à une forme de représentation d'elle-même très caractéristique (le feuilleton familial), repose sur une thématique centrale de l’œuvre : le rapport de l'Europe au Nouveau Monde. Thématique qui opère sur un plan "privé" (Aïda, française d'origine juive polonaise, a quitté il y a vingt ans la Normandie de ses jeunes années pour le Nouveau Monde et revient au pays pour retrouver "les siens"), mais aussi sur un plan historique : le vieux berceau de l'humanisme, des utopies et du collectivisme, rongé, hanté par le souvenir des génocides qu'il a engendrés -et qu'il continue d'engendrer-, est confronté à la tentation américaine de l'oubli de soi dans l'individualisme forcené, la course compulsive à la réussite matérielle... La figure d'Aïda concentre en elle ce rapport ambivalent, ce mélange de fascination et de répulsion des Européens vis-à-vis de l'Amérique et de ses mythes scintillants.


Aïda est déchirée entre un passé européen auquel elle tente en vain d'échapper et un présent américain dans lequel elle ne trouve pas sa place, entre un univers familial asphyxiant marqué à jamais par la disparition du père à Auschwitz, et le clinquant du rêve américain, entre un peuple qui vit dans la mémoire de son propre génocide et un peuple d'immigrants qui a fondé une nation sur le massacre d'un autre peuple : les Indiens d'Amérique...
Grande et petite histoires sont donc ici enchevêtrées. Et si Kalisky renonce à porter à la scène comme il l'avait fait jusqu'alors des figures historiques ou mythiques (bien qu'Aïda soit une figure mythique de l'opéra, cette autre invention de l'Europe humaniste) le destin d'Aïda et de sa famille n'en est pas moins indissolublement lié à l'Histoire. On l'aura compris, on est loin du feuilleton familial américain et de ses problématiques exclusivement privées (ou du moins présentées comme telles). Le réalisme des situations et de la langue n'est qu'apparent. Le déroulement continu de la fable ne relève nullement d'un principe de vraisemblance. Une forme de théâtralité affirmée traverse la pièce : personnages jouant à jouer, effets de rupture et d'ironie, usage permanent du travestissement, "mise en scène finale" organisée par Aïda pour les besoins d'une caméra, utilisation du chant et de la musique... Dans cette perspective, si "Aïda vaincue" est (ce qui est inédit dans le théâtre de Kalisky) une pièce de chambre (ou plutôt d'appartement) dans laquelle le poète belge semble épouser la grande tradition de la dramaturgie scandinave et américaine (on peut percevoir dans le texte des réminiscences d'Ibsen, Strindberg, Bergman, O'Neill ou même Williams) elle relève davantage d'une dramaturgie intime qu'intimiste - pour reprendre la distinction qu'opère Jean-Pierre Sarrazac dans son ouvrage "Théâtres intimes". L' "intime" ne se replie pas ici sur lui-même dans un refus ou un oubli du bruit du monde, mais est exposé violemment à la face de celui-ci, en une adresse qui, a contrario du confort feutré propre à l'intimisme, ne laisse aucune échappatoire au spectateur.

Michael Delaunoy

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