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Couverture de Mars

Mars

de Fritz Zorn

Texte original : Mars traduit par Gilberte Lambrichs


LA MORT ET LA RÉVOLUTION
Chez moi les cellules lymphatiques malignement dégradées ont attiré mon imagination sur ce qui est malade dans l'ensemble de mon organisme, corps et âme. Au sein de ma société, je suis moi-même la cellule malignement malade qui contamine l'organisme social. Vu sous l'angle sociologique, je suis une molécule de la masse où le déclin de l'Occident se développe. En ce sens, je me conçois comme un révolutionnaire passif dans la mesure où par mon histoire, ma souffrance, et peut-être aussi ma mort, je représente l'un des nombreux éléments nécessaires pour que le mécanisme de la révolution soit mis en branle.



LE BOURGEOIS ET LA BOURGEOISIE
(...) d’abord on est estourbi par une société dégénérée sur le plan affectif, ensuite on fait le silence sur vous. (...) une fois que quelqu’un est mort, on ne dit même plus qu’il est mort, on dit seulement qu’il "n’est plus là". Cela (...) c’est bourgeois, qu’on n’ose pas prononcer le mot "mort". Chaque chose a son nom, la mort aussi a le sien. Mais chaque chose est suivi de son châtiment : c’est le destin du bourgeois, un beau jour de n’être simplement "plus là". Mais pas moi. Je ne serai jamais "plus là", je serai mort et j’aurai su pourquoi.


J'éprouve de l'aversion pour cette société bourgeoise parce que je suis moi-même l'un de ses produits et que la chose me déplaît. Mais je sens que je ne suis pas uniquement cette sorte de produit programmé. Je suis un représentant du principe de vie en général, c'est-à-dire de cette force, justement, qui fait que les électrons tournent autour du noyau de l'atome, que les fourmis fourmillent et que le soleil se lève. Une partie de moi est aussi électron et fourmi et soleil et cela, l'éducation la plus bourgeoise ne peut l'abîmer en rien. Ma misère est une partie de la misère universelle. Ma vie, ce ne sont pas uniquement les gémissements d'un individu issu de la bourgeoisie zurichoise, éduqué à en mourir ; c est aussi une partie des gémissements de tout l'univers où le soleil ne s'est plus levé.



L'AMOUR ET LA SEXUALITÉ
(...) l'essentiel m'a manqué depuis toujours. Ce que c'est donc que cette chose essentielle ? Elle apparaît aussitôt avec évidence : l'amour, naturellement.


Ce que c'est que l' "amour", je n'ai pas besoin de le définir longuement.
Toutefois, depuis deux mille ans, le mot "amour" n'a cessé d'être profané et traîné dans la boue par la funeste secte qui aujourd'hui encore, jouit d'être la religion principale de ce qu'on appelle l'Occident civilisé, si bien qu'aujourd'hui, effectivement, on ne sait plus ce que c'est que l'amour. Et pourtant tout le monde le sait. De même qu'on ne peut dissocier le corps de l'âme, de même on ne peut pas diviser l'amour en amour "spirituel" et amour "charnel". Celui à qui le mot "amour" ne convient pas pour je ne sais quelle raison n'a qu'à dire à la place "sexualité" et celui qui trouve à redire au mot "sexualité", eh bien qu'il dise "amour" si ça lui chante. La différence entre les deux n'est qu'une pure question de style.


Au cours de ma vie j'avais dit bien des sottises en parlant de mes "difficultés d'amour". Quand quelqu'un est mort d'inanition, on ne dit pas, n'est-ce pas, qu'il a eu des "difficultés de nutrition", on dit qu'il est mort de faim. Lorsque j'ai dit de moi que j'avais des "difficultés d'amour", l'expression était à peu près aussi juste que si j'avais dit de quelqu'un qu'il avait des "difficultés de forme" après être passé sous un rouleau compresseur.



LA DISPUTE
Chez nous, une divergence d'opinion eût été l'équivalent d'une petite fin du monde : nous ne pouvions pas nous disputer. J'entends par là que nous ne savions pas comment on s'y prenait pour se disputer ; tout comme quelqu'un peut ne pas savoir comment on joue de la trompette ou comment on prépare la mayonnaise. Nous ne possédions pas la technique de la dispute et c'est pourquoi nous nous en abstenions, comme un non-trompettiste ne donne pas de concerts de trompette.


Je doute d'avoir pris de mes parents le mot "non" (c'est peut-être bien à l'école qu'il est entré un jour dans mon vocabulaire) ; en effet, on ne l'employait pas chez nous, puisqu'il était superflu. Le fait qu'on disait oui à tout n'était pas ressenti comme une nécessité gênante, voire une contrainte ; c'était un besoin ancré dans la chair et dans le sang, éprouvé comme la chose la plus naturelle du monde. C'était l'expression de l'harmonie totale.
Jusqu'à quel point, pour nous, ce non éternellement inexprimé faisait figure de squelette dans un placard, il m'est difficile de le mesurer aujourd'hui.


Cela ne doit pas être sans rapport avec le fait qu'il nous était, aussi, extrêmement difficile de dire quoi que ce soit. Quiconque disait quelque chose était plus ou moins obligé de se rappeler que les autres devaient et voulaient toujours répondre oui à ses paroles, de sorte que par délicatesse nous évitions toutes les paroles que les autres conformistes auraient eu du mal à approuver avec naturel. Lorsqu'il s'agissait de prononcer un jugement sur la façon dont on avait apprécié quelque chose, par exemple un livre, il fallait, comme aux cartes, envisager les réactions possibles des autres avant de jouer la sienne.


Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul.


Survivrai-je à cette maladie. Aujourd'hui je n'en sais rien. Au cas où j'en mourrais, on pourra dire de moi que j'ai été éduqué à mort.


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