: (1/2) Des langues, une écriture - entretien
Entretien entre Wajdi Mouawad et Charlotte Farcet, dramaturge (novembre 2017)
Charlotte Farcet. – À l’origine de ce projet, il y a eu une intuition : celle que cette pièce devait être jouée dans la langue des personnages. Le texte devait donc préexister aux répétitions – ce qui n’est pas ton processus habituel de création – afi n qu’il puisse être traduit en amont. En quoi cette nécessité a-t-elle déplacé l’écriture ?
Wajdi Mouawad. – Cette situation m’a forcé à être plus exigeant puisque, conscient du décalage dû aux traductions, je ne pouvais réécrire et corriger en répétition. Je me suis retrouvé à écrire de manière plus tranchée que d’habitude. Ce n’était pas quelque chose qui me plaisait car j’aime arriver avec des scènes qui laissent une manoeuvre possible de recherche. Le texte a toujours été central, mais il ne devait pas être omnipotent. Autrement dit, en plus des mots, j’aime aussi écrire avec le son, la lumière, l’espace et le corps des acteurs. Cette écriture polyphonique devient possible quand le texte reste malléable. Mon écriture m’est apparue alors plus affi rmée parce que, nécessairement, plus défi nitive qu’à l’habitude. Depuis Les Mains d’Edwige au moment de la naissance je n’avais pas écrit avec cette tentative de fi xer le texte à l’instant de l’écriture. D’autre part, je crois que depuis Anima et Inflammation du verbe vivre, l’écriture s’est assumée sans que je ne m’en rende compte.
Que je sois un écrivain me semble peut-être devenu envisageable.
Alors que je n’osais jamais jusque-là prétendre être écrivain. Je n’ose
pas plus aujourd’hui mais je commence à l’envisager. Concrètement,
j’écris les répliques et je construis la dramaturgie du récit, bien sûr,
mais j’ai le sentiment d’être un passionné d’écriture qui écrit.
Un amateur. Cette prudence, cette non-confi ance, se ressentaient je crois dans la vibration des textes d’il y a dix ans.
Aujourd’hui,
il y a l’envie d’oser affirmer et, osant affirmer, l’écriture devient
peut-être moins lyrique, plus concrète. Le sous-texte a commencé à
surgir. La tentative d’affirmation apporte un début de profondeur.
C. F. – Écrit, ce texte a été confié aux traducteurs pour trouver son chemin en allemand, en anglais, en arabe et en hébreu. La langue de l’écriture a donc disparu du plateau. Les surtitres eux-mêmes ont dû souvent abandonner les mots originels pour se plier aux contraintes de la lecture en direct, faisant surgir une autre langue, un autre déplacement. Tout se passe donc comme si la langue de l’écriture se retirait, disparaissait. Qu’est-ce que cette disparition quand la langue maternelle a déjà disparu ? Quelle métamorphose cela produit-il ?
W. M. – Ce qui est remarquable avec la disparition de la langue
maternelle lorsqu’elle se produit pendant l’enfance, c’est l’absence
de toute conscience, de toute douleur. La langue disparaît et l’enfant
n’a aucune conscience des conséquences de cette perte. Cette prise
de conscience peut arriver bien plus tard. On peut bien sûr
réapprendre la langue, mais au fond, c’est un paradoxe terrible.
Personne n’est constitué pour réapprendre une langue maternelle.
Le verbe « apprendre » se conjugue mal à la langue maternelle. Une
langue maternelle ne s’apprend pas. Elle s’acquiert. La réapprendre
relève d’un puissant désenchantement.
C’est une supposition, une
hypothèse, mais il se trouve peut-être qu’adulte, on ressente le
besoin de repasser par l’expérience de la perte de sa langue pour
pouvoir l’observer consciemment. La comprendre. Se l’approprier.
Peut-être que dans la disparition de ma langue d’écriture dans ce
spectacle, il y a le désir de repasser par cette expérience particulière.
Tout au long des répétitions, je me suis demandé si c’était un choix
juste pour le spectacle. Il y avait dans ce questionnement des sensations qui relevaient de l’égo, de l’orgueil d’auteur. Que va-t-il
se passer si le spectateur n’a plus accès à ma langue !
C’étaient des
peurs, des craintes normales. Pour que le spectacle soit vivant.
Pour cela, il m’a semblé que Tous des oiseaux se devait de
respecter la langue des personnages et c’est une conviction qui a
duré plusieurs années. J’ai suivi cette intuition. À tort ou à raison,
mais c’était là ce qui plaisait à mon coeur.
Après tout, l’écriture ne
s’effacera pas. Prosaïquement, le texte édité existera en français.
Jouer à cache-cache entre l’hébreu et l’arabe est une manière
douloureuse d’écrire, puisqu’à chaque mot, je suis renvoyé à la
perte. Enfi n, cette intuition a des conséquences immenses : la
rencontre avec des comédiens qui partagent avec moi la même
histoire d’une région qui se déchire. Comment se rencontrer
autrement que par le récit.
C. F. – Quel paysage dessine cette fragmentation de la langue ?
W. M. – Cela nous a forcé à penser en fonction d’elle. Cette histoire,
d’ailleurs, est elle-même l’histoire d’une fragmentation. C’est un
étrange paradoxe. Les personnages se fragmentent pour raconter
leur histoire. Il a fallu pour cela rassembler des comédiens parlant
hébreu, allemand et arabe. Il a été ainsi passionnant de voir les
personnages se déployer en plusieurs langues. P
ar moments en
répétition nous n’arrivions pas à savoir si, pour telle ou telle phrase,
le personnage devait parler hébreu ou allemand. La langue est
une matrice dont la source échappe toujours. Quand le père et le
fils parlent tous deux parfaitement allemand et hébreu, comment
décider que telle phrase sera dite dans telle langue ?
Cela relève
immédiatement de l’Histoire. Finalement, le paysage devient un site
de ruines dans lequel des personnages font tout pour continuer à
s’aimer et voient chacune de leurs tentatives payée au prix fort.
C. F. – Ce détour ne dit-il pas la nécessité de passer par d’autres pour aller à soi ?
W. M. – Non. Je me méfie des pensées spiritualisantes un peu trop
évidentes. Les conséquences des exils et des guerres se déployant
sur plusieurs générations, je crois que les sources se perdent et qu’il
arrive souvent que l’on ne sache plus pourquoi l’on parle la langue
que l’on parle ni pourquoi l’on porte le nom que l’on porte. Cela n’a
aucune importance tant que tout va bien. On aurait tort, d’ailleurs,
de fouiller quand on n’a aucune raison de le faire. Mais quand
l’incident survient, quand la perte oblige à se donner soi-même à
penser, quand on devient l’objet de sa pensée, on se retrouve face
à une question souvent douloureuse, sans réponse : « Pourquoi cela
m’arrive-t-il ? » ou, pour reprendre la pensée tranchante d’Alain
Cugno « Pourquoi moi est tombé sur moi ? ».
On réalise alors
que la grande goudronneuse qu’est l’Histoire est à la source de ce
questionnement. Un gouffre s’ouvre, les chagrins se soulèvent et
la nécessité de la vérité devient aussi brûlante qu’un fer rouge.
C’est un couteau à double tranchant : cette multiplicité des langues
est une richesse pour Eitan, mais très vite, les raisons de cette
multiplicité vont faire son malheur. « Ce qui me sauve me tue, ce
qui me rend heureux m’assassine », hurle celui qui est sur le point
de devenir fou. Eitan tente de résister, de rester ignorant, mais ce
n’est pas possible puisque l’Histoire pénètre le coeur même de son
être, cette chose qu’il pensait être son identité.
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