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Wittgenstein Incorporated

+ d'infos sur le texte de Peter Verburgt traduit par Frans De Haes
mise en scène Jan Ritsema

: Wittgenstein au travail

En 1947, bien qu’il soit titulaire d’une chaire de philosophie dans un des prestigieux colleges de Cambridge, Ludwig Wittgenstein décide de renoncer à cet « absurde métier de professeur de philosophie : une vie d’enterré vivant. » Il s’était aperçu qu’une sorte de secte était en train de se former autour de lui et qu’il ne pouvait plus faire correctement sonmétier d’enseigner, c’est-à-dire d’illuminer ses élèves. « Un certain jargon, c’est la seule graine que je puis semer. » Il faut dire que Wittgenstein n’était pas entièrement innocent de cette dérive vaguement sectaire. Ultra élitiste, il ne supportait à ses cours que des élèves qu’il avait lui-même désignés comme capables : de vrais étudiants mais aussi bien souvent seulement d’autres professeurs. De quoi devaient être capable ses auditeurs ? De le comprendre et de partager avec lui l’idée que la philosophie est un combat. «Wir kämpfenmit der Sprache, » disait-il pour désigner son activité. Nous luttons avec la langue. Norman Malcolm, l’un des amis du philosophe, décrit comme suit l’un de ces cours : « Cette recherche prenait souvent la forme de conversation ; Wittgenstein posant des questions à ses auditeurs, puis reprenant et commentant leurs réponses. Fréquemment, ce dialogue se poursuivait pendant tout le temps de la séance, parfois cependant, comme il s’efforçait de poursuivre une idée et de la rendre plus claire, il interdisait, d’un mouvement de lamain, toute autre question ou remarque. Il se produisait fréquemment des périodes de silence où Wittgenstein paraissait se parler à lui-même, tandis que toute l’assistance demeurait profondément attentive. Pendant ces périodes,Wittgenstein ne cessait de demeurer à la fois agité et tendu. Le visage austère, aux traits mobiles, le regard concentré, les mains cherchant à saisir des objets imaginaires : on ne pouvait éviter d’être frappé du sérieux de cette attitude et de la tension intellectuelle qu’elle révélait. »


Cette idée que la philosophie est un combat, qui pouvait conduire Wittgenstein jusqu’à la violence verbale à l’égard de ses auditeurs, comme en témoigne la pièce Wittgenstein Incorporated—monologue où il s’énerve, cherche le conflit pour pouvoir sortir d’une impasse—tient sans doute au caractère du philosophe, toujours tendu par une sorte d’idéal ascétique et guerrier. Il fut ainsi plusieurs fois décoré pour bravoure lors de la Première Guerre Mondiale. De même, une anecdote fameuse laisse voir quelle place il attribuait à son auditeur. Alors que George Moore, philosophe de poids et comme lui professeur à Harvard, était venu lui rendre visite en Norvège où il s’était isolé,Wittgenstein passa ses journées à lui dicter ses idées sans lui laisser placer un mot. L’amitié entre les deux hommes ne s’en remettra pas, mais elle montre combien Wittgenstein est hanté par le besoin de formuler ses idées en public plutôt que de les coucher sur le papier. C’est un véritable philosophe de la parole, une sorte d’acteur de la pensée. Quelqu’un pour qui le cours était aussi une sorte de scène. De son vivant, il n’a d’ailleurs publié qu’un seul livre.
Autant qu’à son caractère revêche, cette méfiance combative à l’égard du langage, cette insatisfaction à l’égard de l’expression, ce goût de la formulation et de la reformulation, dont témoigne aussi Wittgenstein Incorporated, tient à un des postulats de base de sa philosophie :
il y a de l’indicible, le langage est moins important par ce qu’il dit que par ce qu’il montre ou indique. Très tôt dans sa vie de penseur, il l’écrira à un de ses amis : « Si seulement vous n’essayez pas d’exprimer l’inexprimable, alors rien n’est perdu.Mais l’inexprimable sera – inexprimablement – contenu dans l’exprimé. » (Lettre du 9 avril 1917 à Paul Engelmann).


C’est ce professeur-là, violemment aux prises avec le langage, au fond en partie hostile au langage qui selon lui ne dit jamais rien d’important, que le philosophe néerlandais Peter Verburgt montrait dansWittgenstein Incorporated et que Jan Ritsema à mis en scène en 1989. La pièce fut montrée, avec un très grand succès, au Festival d’Avignon 1990. À partir de trois cours donnés par le philosophe autour des questions de la foi et de la raison, cours dont il nous reste les notes prises par ses auditeurs, et à partir de ce qu’on sait de la tension qui était celle de Wittgenstein en train de penser, Verburgt a imaginé un long monologue du philosophe à l’oeuvre. « La démarche était stricte, nette : avec ces notes, il m’était pratiquement impossible de faire fausse route. (…) Ces textes, je les ai joués en ce sens que, fragment après fragment, j’ai imaginé naïvement et en toute inconscience, ce dont ils pouvaient bien s’assortir » déclarait Verburgt lors de la création du spectacle. Tous les gestes qui émaillent le spectacle, les hésitations, les silences, ramasser des fleurs, sortir de la pièce, sont des gestes que peut-être Wittgenstein n’a pas fait, au moment de prononcer ces cours-là, mais qui étaient le genre de gestes qu’il faisait en général pour penser.


Le texte du scénario de Verburgt se présentait à l’origine en deux colonnes, l’une de didascalies, livrant des indications sur le décor, sur les gestes du philosophe, sur les mouvements de caméra ; l’autre, redonnant le texte des cours de Wittgenstein. En travaillant ensemble, Jan Ritsema et Johan Leysen, qui créa ce monologue il y a vingt ans, et le reprend aujourd’hui, ont eu le sentiment presque immédiat qu’il fallait inscrire ces didascalies dans le spectacle parce qu’elles disent aussi, à plein, le travail de penser.Wittgenstein Incorporated est donc devenu l’histoire d’un auditeur anonyme qui raconte enmême temps ce qu’il voit et ce que Wittgenstein dit. Selon Jan Ritsema, il faut une petite dizaine deminutes au spectateur pour apprendre à faire la différence entre les deux modalités de la parole, pour en quelque sorte apprendre à se débrouiller avec le langage, puis ensuite il n’y plus de confusion.

Stéphane Bouquet

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