: Le Roi de la fête
Voilà l’histoire d’un gamin surdoué autant que dégingandé, qui, dans les délires baroques et burlesques de la révolution surréaliste, s’engage contre un monde dont il ne veut plus.
Du haut de ses 1 m 80, Victor fête ses neuf ans. S’il a grandi si vite, c’est pour accélérer son entrée dans le monde adulte, impatient d’y prendre sa place et le pouvoir. Un monde aux apparences lisses, charmeuses, paisibles, dont l’égoïsme et l’hypocrisie déclenchent son dégoût, sa colère. Alors en ce jour anniversaire, emporté par le délire burlesque d’un vrai gosse, un surdoué qui se sent le roi de la fête et se croit tout permis, il dénonce. Tout y passe… Les ridicules et les mensonges de l’entourage, de la famille, y compris la liaison de son père avec une amie dont le mari est devenu complètement fou. Il veut forcer les adultes à se montrer, à se voir tels qu’ils sont, jusqu’à les pousser au suicide, jusqu’à en mourir lui-même.
Dans ce refus du monde tel qu’il est au-delà des apparences
et des habitudes, Emmanuel Demarcy-Mota ressent des liens
avec le roman de Günter Grass Le Tambour dont Volker
Schlöndorff a tiré un film culte. Si son héros, contrairement
à Victor refuse de grandir, il est poussé par les mêmes dégoûts
et colères. Et si le film date de 1979 et le livre du
début des années 60, l’histoire se passe à Dantzig en 1924.
Créé à la Comédie des Champs-Élysées en décembre 1928,
puis longtemps oublié, Victor ou les Enfants au pouvoir a retrouvé
sa place et son impact lorsque Jean Anouilh – qui
voyait, en cet enfant dévoré par une soif de pureté et de
vengeance, un « Hamlet en culottes courtes » – l’a mis en
scène en 1962 au Théâtre de l’Ambigu (salle des Boulevards
aujourd’hui disparue), avant de le reprendre pour cause de
succès l’année suivante à l’Athénée. Les inquiétudes rapprochent
les époques.
Inquiétudes qui hantent Emmanuel Demarcy-Mota, et son
théâtre, et d’ailleurs se retrouvaient dans Casimir et Caroline
(2009 et 2010) de Horváth. La pièce date de 1932, se passe
à Munich, décrit la dérive d’une société malade de toutes
les incertitudes. Une société où la génération montante promise
au chômage s’en va frénétiquement brailler à la Fête de
la Bière, s’oublier, oublier qu’elle vit là sa dernière « Grande
Illusion ».
La guerre de 1914 hante encore la génération de Roger Vitrac,
celle des « années folles » du surréalisme, de «dada» – mouvements
auxquels il a adhéré. Avec une violence des profondeurs,
cette génération a rejeté la société « d’avant », ses
principes et sa morale, son idéologie bourgeoise auto-satisfaite.
Elle a prôné la liberté, toutes les libertés, y compris et
surtout sexuelle…
Autant dire qu’entre les années 20 et 60 il y aurait comme
une filiation.
Pour Emmanuel Demarcy-Mota, chez Vitrac, le désir amoureux
et ses brûlures s’emparent des personnages, alors qu’il
n’en est quasiment pas question chez Günter Grass,
puisqu’aussi bien son héros ne veut pas devenir adulte.
« Vitrac est le précurseur du Théâtre de l’Absurde, il lui a ouvert la voie, l’a ouverte à tout le théâtre de l’imagination et du langage. Il a repris une phrase d’André Breton “Chère imagination, ce que j’aime en toi est que tu ne pardonnes pas”. »
Ainsi se tisse un lien non seulement de Vitrac à Horváth,
mais aussi à Ionesco, dont Emmanuel Demarcy-Mota a
monté à deux reprises, en 2004 et 2011 Rhinocéros. Et
même à Pirandello, où il retrouve la complexité des rapports
entre imagination et vérité, entre vie et mort, dans Six Personnages en quête d’auteur, donné de 2001 à 2002
notamment à la Comédie de Reims, au Théâtre de la Ville,
aux Bouffes du Nord…
Et puis, ces oeuvres sont bâties autour de personnages en
état de refus. Victor refuse le monde de sa famille, Casimir
refuse d’adhérer à l’idéologie du profit, les personnages en
quête d’auteur refusent la culpabilité, Bérenger, l’homme
de Ionesco refuse d’entrer dans la société des rhinocéros
qui a pris possession du monde. Refus qui les rejettent dans
la solitude.
Colette Godard
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