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Un Uomo di Meno (Fare thee well tovaritch Homo Sapiens)


: Cinq mouvements pour un voyage

Il est apparu assez tardivement dans l’écriture d’Un Uomo di Meno, sans définition ni dessein a priori, que les cinq mouvements avaient chacun une teinte référentielle d’un grand genre ou forme artistique. Liturgie, roman, cinéma, théâtre « pur » et peinture viennent ainsi colorer cinq parties qui restent néanmoins fondamentalement théâtrales.


Premier mouvement, Ici/Maintenant


Un certain Jack Delui, au seuil de la mort, se questionne sur la sienne et celles de ses semblables. L’individu occidental, dans la société marchande, refuse obstinément une réalité inéluctable : sa propre mort. La mort est devenue un phénomène obscène, caché et en même temps quelconque. Nous ne mourrons plus à la maison mais bien à l’hôpital, loin du regard des enfants. Nous incinérons nos défunts, plus de tombe à fleurir. Les morts disparaissent de notre géographie. Sans nostalgie excessive (pensons à l’aliénation de porter le deuil pendant des années ou à la question du salut), Jacques Delcuvellerie, pour évoquer la question de la mort, s’est tourné vers un mode presque liturgique, les formes d’expression contemporaines liées à cette condition essentielle de notre existence, mourir, étant devenues très pauvres. Si vous voulez trouver quelque chose de riche, avec quoi vous n’êtes plus d’accord sur le fond idéologique mais qui a au moins une certaine profondeur, vous êtes obligés de vous retourner vers des liturgies.


Liturgie autour de la question de la disparition de Jack Delui, le premier mouvement voit se côtoyer Miserere, Libera me, une prière musulmane mais aussi une play-mate Play Boy des années 50 et Pasolini, hérétique communiste et religieux. Une liturgie, respectueuse des formes artistiques qu’elle nous a léguées, mais également blasphématoire et politique.


Deuxième mouvement, La malédiction des fils


A la liturgie, succède le roman ou le dévoilement plus intime de la vie de Jack Delui. Le spectacle KONIEC mis à part, les familiers des créations du Groupov pourront s’étonner de cette biographie plus personnelle. Quand on a l’impression que c’est bientôt fini, on s’octroie peut-être le droit d’en parler un peu plus et d’oser parler de son existence. Cela tient par ailleurs également au théâtre et au lien qu’il entretient avec la vie précise Jacques Delcuvellerie. Bien que réticent à garder ces aspects singuliers et narratifs, il fut en discussion constante avec l’équipe pour n’évoquer ou ne donner à deviner que les éléments qui lient le singulier au général, le particulier à l’historique.


Cette évocation permet, au fond, de mesurer la différence entre hier et aujourd’hui. Qu’avons-nous perdu en route ? Sans exclure l’auto-dérision qui met en lumière les errances à 30, 40, 50 ans de distance. Jack Delui, incarné à la fois par Alexandre Trocki et Jacques Delcuvellerie, voit ainsi ses propres contradictions, défauts, faiblesses ou complaisances mises à jour dans une tentative de lucidité…


Troisième mouvement, Un secret de famille


Un secret de famille, une approche dialectique de la question de la souffrance humaine. Si liturgie et roman colorent les deux premiers mouvements, c’est le cinéma qui marque le troisième mêlant Jean Ziegler, Sade, Pasolini et images de la souffrance du monde. La souffrance humaine a des causes connaissables. C’est dans la lutte pour la connaissance de ces causes que l’homme acquiert des éléments qui lui permettent de lutter pour les transformer et, dans cette lutte, de se transformer lui-même, déclarait Jacques Delcuvellerie à l’époque où il mettait en scène LA MERE de Brecht et RWANDA 94. Il semble aujourd’hui que ce point de vue ne se mette en oeuvre presque nulle part.


En guise « d’apéritif », Jack Delui expose les faits. Le génocide du pain, du riz, et de l’eau potable continue à s’aggraver. A Rome, les pays qui s’étaient engagés à éradiquer la faim pour 2025 ont renoncé à cette échéance. Ils ne promettent plus rien. De ces décisions, 17.000 enfants meurent par jour. 510.000 par mois, plus de 6 millions par an. Un enfant meurt, crève, toutes les 4, 5 ou 6 secondes. Ils meurent assassinés, comme dit Jean Ziegler, sur une planète pouvant parfaitement les nourrir, massacrés par un choix économique délibéré. Les lois du profit qui les tuent sont aussi claires et connues que celles de la balistique si on les fusillait. Ce génocide néocolonial dure depuis des décennies, et nous vivons parfaitement en paix avec lui.


Notre vie et nos écrans en témoignent tous les jours. Autour du moindre banquet familial, les visages exsangues des affamés, regardent dans notre assiette depuis notre écran plat, pour ne pas troubler notre digestion alors que déferlent les séries, les jeux, la pub, et sur les chaînes musicales des chanteuses dans des tenues qui auraient scandalisé les putains de jadis. Se vendre pour vendre. La marchandise sexualisée et le corps sexué comme marchandise, c’est une propagande à une échelle qu’aucun régime totalitaire n’a jamais rêvé et dont toutes les déclinaisons du bonheur se résument à un produit.


En Occident, et c’est le secret le mieux gardé de la famille, nos démocraties vivent du lien puissant entre pouvoir, exploitation économique, extermination des peuples et jouissance. C’est le secret sadien de la famille. La faim torturante des malheureux, les massacres sanglants de malheureux, sont la source de notre bien-être et le complément obligé de notre plaisir. Et non pas le fait d’individus rares et pervers mais le fait d’individus aveuglés, mais normaux, dans un système pervers.


A la différence des campagnes de Benetton, le théâtre, art minoritaire, presque résiduaire, dont l’archaïsme fait la force nous autorisera peut-être à rencontrer ce qui, ailleurs, est anesthésié, écarté, éliminé, pariant sur la présence réelle : un corps réel dans un temps réel, ensemble.


Quatrième mouvement, Anges (ou la gloire de la Weigel dans la chute)


Nous voilà au coeur du mouvement de théâtre-théâtre, classique tant par le sujet que par la dramaturgie. Mêlée aux images des hécatombes des guerres de 14 et de celle d’Espagne, Hélène Weigel en est le centre. Elle est entourée d’un choeur des anges dont les ailes portent un signe discret mais scintillant. On croise également un nain shakespearien, Lulu et un très jeune enfant mort au bord de la scène qui dépècent la Weigel au fil des tableaux et des chants.


Se conformant au jeu et au style de l’époque de la splendeur du Berliner Ensemble, trois ouvriers, dans une ruelle déserte, mènent La Mère, Pélagie Vlassova, Hélène Weigel, en sang, dans une encoignure de maisons. On reconnaîtra la scène « contre le courant » : Si aujourd’hui, on ne peut plus lire le monde comme on l’avait espéré dans les décennies précédentes, on n’est quand même pas obligé d’accepter l’idée de l’exploitation de l’homme par l’homme comme horizon sans fin, avec le corollaire de la misère croissante et de la désespérance de la plus grande partie des humains.


Pélagie Vlassova redevenue Weigel porte cette nostalgie du futur tout en continuant à affirmer haut et fort : l’avenir de l’homme, c’est l’homme. L’Homo Sapiens semble s’être trouvé devant la possibilité de se donner un avenir exceptionnel et après maintes hésitations et convulsions sanglantes, il « opte » pour le pire de ses avatars potentiels, ce que déclarent nos anges aux ailes si merveilleuses, délicates et douces. Notre confiance en celui-là, le Sapiens, est épuisée. La Terre est épuisée. Dieu seul ne fatigue pas. Comme l’atome en fusion, il attire et console, humble guerrier, vaillant, plus que jamais.


Menée au peloton d’exécution par le nain shakespearien, fusillée deux fois par l’oubli et le mensonge, Weigel pourrait bien bénéficier d’un recours en grâce. Mais le comité mondial du chaos, le décret sur le beau temps durable et le manque de temps paraissent en décider autrement. Tout comme Lulu, à la touche Louise Brooks, dont les cellules clonées et chimérisées avec un gène d’amnésie arc-en-ciel sont incorporées aux marchandises dont nous sommes faits. Reste le tronc de la Weigel, ultime territoire de dépeçage pour le jeune enfant mort au bord de scène, mort avant que ses parents ne l’aient conçu …
Avant le premier et le dernier cri du romantisme, du Sapiens prenant conscience qu’il se coupait à jamais de la forêt et de la pluie, des odeurs mousseuses, de la nuit, de la nuit vraie, de la marte, la loutre et l’alouette, des saisons sur la table et des saisons comme guide, de la puanteur et des cheveux dressés sur la tête, du caillou et de la braise, du couteau et des viscères, de la pudeur et des cadavres et donc : du deuil, de l’enfance, du travail, de la différence des sexes, de lui-même. Sapiens retranché du Sapiens, exilé de lui-même (apparaît le fantôme de Boris Karloff dans « Frankenstein »)...


Cinquième mouvement, L’effacement


Sur ce mouvement, nous resterons muets ou presque : l’univers étrange du Douanier Rousseau et le sublime Our prayer d’Albert Ayler en sont l'essence... Exit Jack Delui.

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