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The Shipment

+ d'infos sur le texte de Young Jean Lee
mise en scène Young Jean Lee

: Entretien avec Young Jean Lee

Votre écriture pose un regard drôle et grinçant sur le monde. Avec THE SHIPMENT, vous abordez la communauté noire américaine à rebours du politiquement correct. Est-ce que vous pensez que votre écriture a une portée « universelle » ?


Je crois, oui. Je pense que tout mon travail – quel que soit le sujet – traite de questions universelles. Et malgré ce que certaines personnes peuvent penser, le racisme est toujours une question universelle.
Ceci dit – sur la manière dont mon travail peut être reçu – j'ai pu me rendre compte, en tournée en Europe, que les pays où mes pièces avaient le plus de succès étaient les pays où les gens comprenaient le mieux l'anglais. Même lorsqu'il y a des soustitres, avec la traduction, on perd certaines subtilités.


A près avoir écrit Songs of the Dragon Flying to Heaven, qui traite de la communauté coréenne aux États-unis, vouliez-vous confronter les questions soulevées par cette pièce avec un autre contexte culturel – en l'occurrence, la communauté noire ?


Après Songs of the Dragon Flying to Heaven, j'ai eu des retours assez violents de la part de la scène théâtrale expérimentale ; on me reprochait d'avoir fait un spectacle « identity-politics » (1), – qui amène un traitement politique de la question de l'identité. Et en plus, un spectacle ayant eu du succès ! A ce moment-là, ce genre était considéré comme n'étant vraiment pas “cool”. Du coup, j'ai eu envie de les énerver encore un peu plus – en faisant une autre pièce sur le sujet, mais qui ne soit même pas sur ma propre identité. D'autre part, l'expérience du racisme vécue par les Noirs américains m'a toujours parue très différente de celle vécue par les immigrants. Il y a une vraie différence entre faire le choix d'immigrer dans un pays, et y être traîné de force, enchaîné, pour y être vendu. Lorsque j'ai commencé à travailler sur THE SHIPMENT, nous étions dans une période “pre-Obama”, et personne ne voulait entendre parler du racisme que subissent les Noirs. Du coup, je voulais trouver une manière de le faire entendre, de façon à ce qu'il soit impossible d'éviter la question.


Les comédiens jouent chacun des personnages différents – sans souci de « vraisemblance ». Est-ce que pour vous, les personnages sont plutôt des “principes”, permettant de révéler des questions ?


Je pense qu'il y a plusieurs parties dans la pièce où les acteurs essaient d'atteindre une forme de véracité. Mais la partie de la pièce où il n'y a plus de vraisemblance est la section concernant Omar. Dans cette partie, les personnages sont à ce point des caricatures qu'on peut à peine dire qu'ils sont humains. Nous ne voulions pas présenter simplement ces stéréotypes, à la façon des médias – cela n'aurait été qu'une reproduction du racisme présent dans ces représentations. C'est pourquoi nous avons essayé de les rendre irréalistes au point que le public ne soit plus très sûr de ce qu'il regarde, qu'un malaise s'installe, que les spectateurs ne sachent plus très bien si ils peuvent rire ou non.


Il y a plusieurs « moments » dans la pièce, chacun développant un langage et une dramaturgie spécifique. Quel type de retournement produit le passage d'un moment à un autre ?


En fait, le spectacle est divisé en deux parties. La première est structurée comme un « minstrel show » (2) – avec des parties dansées, des sketchs, une chanson. J'ai écrit cette partie pour montrer au public certains stéréotypes que les comédiens pensaient devoir affronter – en tant qu'acteurs noirs. Dans la performance, les acteurs ne jouent jamais complètement ces stéréotypes, ils essaient plutôt de les porter comme des habits de poupées en papier mal ajustés, à peine retenus par deux épingles.
Notre but était de jouer sur la limite entre « minstrelsy » (3) et une sorte de bizarrerie difficilement identifiable – que le public ne sache pas exactement ce qu'il est en train de regarder, et de quelle manière il est censé réagir. A cela, il faut ajouter une sorte de sentiment de malaise, où chacun observe les réactions de l'autre. La deuxième partie est une pure comédie naturaliste, conçue de manière à faire oublier progressivement au public t out ce « race stuff » (4) qui vient avant. J'ai demandé aux acteurs de proposer des rôles qu'ils avaient toujours eu envie de jouer, et j'ai écrit la seconde partie en répondant à leur demande.


L'équipée d'Omar le mène de la rue à la prison, puis au star system, à l'ennui. Peut-on dire que vous utilisez une « stratégie de l'exagération », en poussant les personnages, les situations à la limite du stéréotype ?


Il s'agissait de représenter certains stéréotypes ressassés sur les Noirs (stéréotype que l'on demande constamment à mes acteurs de reproduire, lorsqu'ils auditionnent pour d'autres pièces), mais nous essayons de les rendre étranges, pour amener le public à se demander comment ils les regardent.


Il y a plusieurs chansons dans cette pièce. Quel est leur rôle ?


Il y a trois chansons principales. La première est jouée pendant le numéro de danse qui ouvre la pièce, une autre est celle qui est chantée a capella par les acteurs, et la dernière est la musique jouée pendant la transition entre la première et la deuxième partie – la partie naturaliste. Les deux premières chansons sont les plus « blanches » que nous ayons pu trouver. Nous ne voulions pas inclure de signifiants « noirs », qui pourraient laisser croire aux gens qu'ils sont en train de vivre une expérience musicale « authentiquement noire ». Cela vient aussi de l'histoire des « minstrel show » aux Etats-Unis – qui a comme effet que certains acteurs noirs aujourd'hui ne se sentent pas à l'aise lorsqu'ils jouent pour un public exclusivement blanc, comme si ils faisaient quelque chose de mal, ou comme si ils étaient exploités – même si ils font quelque chose qu'ils aiment faire. Nous ne voulions pas recréer ce sentiment chez les spectateurs, de : « Oh regardez cet acteur noir tellement exotique ». Certaines personnes se sont mises en colère lorsqu'elles ont entendu les chansons que chantaient les acteurs – tout simplement parce qu'ils ne pouvaient pas identifier ce qu'ils voyaient à une « performance noire », et du coup ressentaient un malaise.


“Je ne crois pas aux tabous”, dit Douglas, l'un des personnages au début de la pièce. Est-ce que le théâtre est pour vous un lieu où affronter les tabous, les briser ?


Je n'en suis pas sûre. Je ne me vois pas comme une personne particulièrement rebelle ou non-conventionnelle – par contre, j'ai horreur des clichés, de l'ennui, et je n'ai pas peur de faire des choses que l'on ne fait pas habituellement, si j'ai l'impression qu'elles sont justes. Mais briser les tabous ne fait pas partie de mes objectifs artistiques.


Dans quelle position essayez-vous de mettre le public ? Est-ce que votre théâtre essaie de mettre en place un dispositif qui retourne aux spectateurs leur propres questions, leurs certitudes ?


J'essaie de mettre les spectateurs en position de léger décalage, qu'ils ne sachent pas exactement quelle réaction il faudrait qu'ils adoptent, et qu'ils soient amenés à s'examiner de manière un peu paranoïaque. Je voudrais que soit conservé un état de déséquilibre et d'incertitude tout au long de la pièce – soulever des millions de questions, sans jamais donner de réponse.


Propos recueillis par Gilles Amalvi
Pour le Festival d’Automne à Paris




(1) « Politiques de l'identité » – c'est à dire un spectacle abordant la question de l'identité, concept considéré aux E.U comme un « genre », Ndt.


(2) Le « Minstrel show » est une forme de divertissement populaire aux Etats Unis au 19e siècle : suite de sketchs, de danse, de musique joués par des Blancs grimés en Noirs, Ndt.


(3) Cf « minstrel show ».


(4) Etant donné la connotation du mot « race » en français, je préfère conserver « race stuff » – tout ce « truc autour des races »…

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