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TDM3 - Théatre du mépris 3

mise en scène Yann-Joël Collin

: Extrait de "Cadavres si on veut" de Didier-Georges Gabily

Il ne se passe rien, c’est bien connu. Ou il se passe trop de choses auxquelles, c’est bien connu, nous ne pouvons rien. Nous marchons sur des cadavres et continuons à tenter d’agir et de penser comme si nous n’étions pas ces marcheurs piétinant les cadavres de plus d’un demi-siècle de catastrophes, de défaites et d’abdications en tout genre. Aujourd’hui les cadavres peuplent jusqu’à nos propres rues. Cadavres de société libérale avancée-en-état-de-décomposition-avancé. Même pas besoin d’aller chercher en Bosnie l’excuse cadavéreuse de notre lâcheté, de notre incomplétude européenne. Ou en Algérie, celle de notre refoulé colonial au Rwanda. Non. Suffit de sortir de chez soi. Voici les signes qui permettent de reconnaître le cadavre de premier type : pue si l’on s’en approche, en général, la vinasse / en général, est vêtu de façon sommaire et sans goût /tient, en général, une pancarte sur laquelle est écrit en lettres capitales quelque chose qui a trait à / ou ne tient même plus de pancarte / a encore où se loger et tâche à se rendre invisible ou n’a plus à se loger et tâche à se rendre invisible, etc. Nous sommes les cadavres de second type ; nous sommes ceux qui marchons sur ceux-là pour survivre. Nous sommes ceux qui devons nous aveugler pour ne pas voir ceux-là qui, littéralement, nous crèvent les yeux ; qui devons nous aveugler pour survivre, sachant (ou ne voulant pas savoir) qu’il suffit d’un rien pour qu’à notre tour nous tombions et alors, pas de pitié. Nous survivons, nous piétinons, nous tournons en rond. Nous sommes la grande masse aveugle-obligée-de-s’aveugler. (…)


S’il n’est pas trop tard – ce dont on aimerait ne pas douter –, on voudrait que ce qui fait de nous des acteurs-citoyens (y compris de nos propres aveuglements), des encore vivants-citoyens (y compris sans vrai lieu d’espérance), serve à la résistance, même partielle, même infime, à la domination du « prêt à délasser pour tous ». Parce qu’il en est, malgré tout, du théâtre comme de l’art qui l’accompagne : il n’existe jamais mieux que contre la mondanité, et tout contre le monde.
Cela n’empêchera sûrement pas les presque cadavres de continuer à proliférer dans nos rues. Cela permettra peut-être juste de les envisager comme êtres, de leur rendre à chacun un visage, un nom, une voix qui parle aussi au théâtre – et non au reality show – sans commisération, sans pathos, ainsi qu’ils désignent le monde (et nous dans le monde), exemplaires, insensés et vaincus, mourant à force de nos yeux morts, annonçant ce qui nous guette si nous renonçons à eux-mêmes, si nous renonçons à nous battre, disant : il ne se passe rien.


Didier-Georges Gabily, Cadavres si on veut (Juin 1994)

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