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Swamp Club

+ d'infos sur le texte de Philippe Quesne
mise en scène Philippe Quesne

: Entretien avec Philippe Quesne

Propos recueillis et traduits par Marion Siéfert

Chacun de vos projets trouve son point de départ dans son titre, que vous déterminez avant même d’entrer dans la phase de conception du spectacle. Qu’en est-il pour Swamp Club?


Philippe Quesne : J’ai en effet souvent dit que, pour concevoir un spectacle, je partais d’abord d’un titre, ou de la fin du spectacle précédent. Pour moi comme pour mon équipe, un titre évoque tout un monde. Il porte des intuitions et nous permet de nous mettre au travail, tout en autorisant la matière à rester mouvante. Cette fois-ci, contrairement à d’habitude, le titre n’a pas été le point de départ de notre nouvelle création, puisque le projet repose sur une fable, à laquelle je songeais avant même que nous ne commencions les répétitions.


Quelle est donc cette fable qui a prévalu à la conception de Swamp Club?


«Club» joue avec le fait que nous – les membres de la compagnie Vivarium Studio – formons ensemble une sorte de club. Un lien très fort nous unit, dans la manière que nous avons de produire des pièces ainsi que dans la manière que j’ai de vivre avec ces personnes, qui sont devenues, depuis dix ans, les personnages récurrents de mes créations. Dans Swamp Club, je voulais réactiver cette idée de communauté artistique et concrétiser une certaine idée de la culture que nous défendons depuis nos débuts. J’ai imaginé une fable autour d’un centre d’art construit au-dessus d’un marais (swamp en anglais), un espace incongru accueillant des artistes en résidence. On y coule des jours heureux, mais un projet urbain menace l’existence même de la structure. Cette fable est pour moi l’occasion de réunir ma «famille» du Vivarium Studio (Isabelle Angotti, Cyril Gomez-Mathieu, Émilien Tessier, Gaëtan Vourc’h, Ivan Clédat), mais aussi d’y intégrer de nouveaux arrivants, rencontrés au gré de nos tournées, tels Ola Maciejewska qui vient de Pologne ou Snæbjörn Brynjarsson, originaire d’Islande. Je vais confronter ces derniers à mes «sociétaires», qui seront les «tenanciers» du club.


Quelle drôle d’idée d’avoir situé ce centre d’art dans un marécage…


J’ai toujours aimé plonger mes pièces dans des espaces de terrarium, propices à l’observation des « espèces ». Le marécage trouve son origine au terme de Big Bang, notre dernier spectacle, qui se terminait dans un bassin, entre une ambiance de fin du monde et de studio de cinéma. Je me demandais ce que cela pouvait donner de prendre de la hauteur, d’inventer une sorte d’architecture qui domine un étang incertain, avec des herbes et autres plantes aquatiques. Le marécage est également porteur d’une imagerie forte. Il est un symbole de la mélancolie, de l’inertie de l’humain, de son incapacité à entreprendre. L’état de spleen et de langueur qu’il suggère est caractéristique du romantisme dans lequel il est difficile d’engager sa vie. C’est aussi un parfait lieu de rêverie, propice aux légendes et, en même temps, une sorte de purgatoire…


Swamp Club est un projet qui célèbre les dix ans de Vivarium Studio. Nombre de vos spectacles simulent une dramaturgie performative du «spectacle en train de se faire». Swamp Club va-t-il proposer un retour sur ces dix ans de création?


Swamp Club va symboliquement marquer les dix ans de la compagnie et je vais, à cette occasion, retrouver la plupart des acteurs avec lesquels j’ai travaillé. Plus qu’une fidélité, ce nouveau spectacle va raconter la façon dont une compagnie peut résister. Si j’ai fondé le Vivarium Studio, c’est pour mettre sur scène ce que je ne voyais pas au théâtre. Je voulais triturer des thématiques, un peu comme un sculpteur malaxe sa glaise, et oser écrire pour le théâtre avec différents éléments. Swamp Club est sans doute la dernière partie d’une grande fresque (ou la première d’une nouvelle saga), s’intéressant à la charge qui nous revient de rester autonome. Quand notre compagnie s’est montée, nous n’avions pas de gros financements pour créer nos premières pièces, mais c’était une forme de choix. Comment peut-on, en effet, demander de l’argent en France lorsque l’on veut faire un spectacle sur l’envol et la chute et que l’on ne sait pas quelle forme cela prendra? Mieux vaut se débrouiller, trouver une économie, des gens qui acceptent de travailler de cette façon, c’est-à-dire inventer son indépendance.


Swamp Club marque-t-il une rupture dans votre travail?


Non, c’est la suite d’une longue saga. Je me suis aperçu, avec le recul, que nos créations s’emboîtaient les unes dans les autres et racontaient, plus ou moins, la même chose : elles montraient des gens calmes, plutôt pacifistes, qui avaient l’air de se poser les mêmes questions sur le monde. Pour le projet Swamp Club, je souhaite poursuivre mon travail sur le groupe, le collectif, cette fois renforcé par un quatuor à cordes pour donner à la fable une couleur opératique. Du personnage solitaire de Serge dans L’Effet de Serge au groupe utopiste de La Mélancolie des dragons, tous les personnages de mes pièces croient en la possibilité d’agir sur l’état du monde ou, tout du moins, de s’y engager poétiquement. Avec Swamp Club, je poursuis donc ma réflexion sur la puissance dont on dispose lorsqu’on est un groupe qui s’accorde sur des valeurs et qui décide de réaliser ou de rêver à des choses en commun.


Swamp Club raconte l’histoire d’un utopique centre d’art, menacé par un projet urbain. Que voulez-vous dire sur notre époque et la façon dont la gestion politique menace les lieux de création artistique?


Le centre d’art représente avant tout un refuge. Je souhaitais montrer des gens qui décidaient de s’y retirer pour y travailler tranquilles, tels de doux utopistes. Avec tout ce qui se passe actuellement, je pense que, si l’on veut défendre l’art, il faut inventer des systèmes parallèles. C’est pour cela que je voulais utiliser la forme de la fable qui constate, quoi qu’il en soit, des choses très actuelles. Si des gens qui ont l’air d’être heureux apprennent que leur centre d’art va être détruit, que font-ils? Est-ce qu’ils se révoltent, est-ce qu’ils continuent leur chemin? Est-ce qu’ils se résignent, est-ce qu’ils deviennent violents, est-ce qu’ils appellent des amis à leur secours? Ce sont toutes ces potentialités que nous explorons en répétitions. J’ai tendance à comparer cette fable à un livret d’opéra, parce qu’elle tient pour le moment en quinze lignes. Mais nous allons la tordre, la questionner, la mettre à l’épreuve du plateau et du scénario.


Vous avez l’habitude de travailler avec soin la musique de vos spectacles, qui crée des ambiances si fortes que l’on peut se passer de mots. Pourquoi avoir choisi, pour Swamp Club, d’inviter les musiciens d’un quatuor à cordes?


J’ai toujours composé mes pièces en m’appuyant sur la musique. Pour moi, elle donne un climat. Elle permet également de créer une temporalité différente et de prendre en charge la psychologie des personnages, comme dans un film. Pour les dix ans de Vivarium Studio, je souhaitais collaborer avec des instrumentistes pour travailler quelque chose de plus lyrique. Nous allons sans doute procéder par citations, en puisant du côté de Chostakovitch ou de Schubert. Et puis cela rajoute des personnages dans la pièce, car je pense intégrer ces musiciens dans le dispositif scénique, tel un quatuor qui serait en résidence au centre d’art. J’espère aussi pouvoir travailler avec des musiciens locaux, à chaque étape de notre tournée. L’idée est que le quatuor se renouvelle dans chacune des villes où nous jouerons. J’ai envie, pour ce spectacle, de cette fragilité générée par le renouvellement incessant des musiciens qui, paradoxalement, nous amènent aussi la partition et le répertoire. Je suis sûr que cela peut aider le spectacle à rester mouvant, à nous maintenir tous en alerte.


Dans votre travail de composition scénique, le texte est un élément parmi d’autres. Dans Swamp Club, vos comédiens parlent plusieurs langues. Quel rapport au langage souhaitez-vous instaurer?


Avec Big Bang, repartir à l’origine signifiait notamment se demander si un langage était nécessaire, si un bout de sac plastique ne racontait pas plus de choses qu’un mot. Je voulais que l’on regarde le spectacle comme un tableau. Pour Swamp Club, je pense que l’on va à nouveau parler sur le plateau. Je m’intéresse à ce qui se perd quand on parle. Plus clairement que d’habitude, je souhaite juxtaposer des langages différents, chacun activant tout un imaginaire. J’aime à penser les protagonistes de cette fable comme des gens qui ne parlent pas la même langue, mais qui savent pourquoi ils sont ensemble. Dans Swamp Club, je le répète, je conçois le texte comme un livret, auquel on va pouvoir ajouter des légendes, un peu comme une bande dessinée. D’ailleurs, la nouvelle bande dessinée me fascine par sa liberté de narration et sa puissance graphique (j’apprécie particulièrement des auteurs comme Charles Burns, Ludovic Debeurme ou Jens Harder).


Dans La Mélancolie des dragons, vous avez déclaré avoir rêvé autour de cette interrogation de Jean Starobinski : «L’attitude mélancolique ne peut-elle pas aussi s’entendre comme une mise à distance de la conscience face au désenchantement du monde?» Avec Swamp Club, êtes-vous passé de la mélancolie à la révolte?


La mélancolie est un état souvent associé à l’artiste ou à l’amoureux, c’est-à-dire à une personne qui attend soit l’inspiration, soit l’exaltation, capable de lui faire oublier sa condition d’être humain. Un tableau de Bruegel, Patientia, a constitué l’une des premières sources d’inspiration de Swamp Club. Je me suis interrogé sur ce que signifie être «patient». Aujourd’hui, on dit à tout le monde d’être patient, d’attendre un peu, de surseoir le temps que l’on traverse la crise. Cela génère beaucoup de résignation et de renoncement. Je voulais reprendre à mon compte ce terme pour porter sur scène, de façon poétique, l’image d’un engagement et non d’une résignation. Pour moi, mettre en scène ces «utopistes», tels qu’ont été qualifiés les acteurs de mes spectacles, c’est montrer des gens qui osent entreprendre des choses liées à l’art et à l’environnement, sans avoir la prétention de donner des leçons ou de trouver des solutions tout seul à ce qui nous arrive politiquement et écologiquement. Mes personnages sont plutôt des individus qui ralentissent la vitesse du monde dans lequel on vit, pour en profiter, au moins le temps d’un spectacle… Dans Swamp Club, je veux questionner leurs origines et leur futur incertain. J’ai vraiment envie que l’on puisse ressentir qu’une résistance peut se mettre en place.


Quelles formes va prendre la résistance artistique et politique du Swamp Club?


Lorsqu’un lieu artistique est menacé, il y a plusieurs stratégies : se contenter de ce que l’on a, faire appel à des politiciens, débuter une grève de la faim, être encore plus militant, fédérer une force politique plus importante que le micro-centre de pouvoir… Nous avons beaucoup d’options dramaturgiques à valider ou invalider lors des répétitions. Pour l’instant, je pense au film Les Sept Mercenaires, dans lequel des cow-boys acceptent d’aider gratuitement un village à repousser des envahisseurs, même si j’imagine plutôt une trame où les résidents du Swamp Club arriveraient à se défendre par eux-mêmes, notamment par des moyens de théâtre. Mais l’idée d’une intervention de super-héros est tentante, tout comme la figure de Robin des bois…


Le temps de travail sur Swamp Club s’étend sur plusieurs phases, au Centre chorégraphique national de Montpellier comme au Théâtre de Gennevilliers. Est-ce là votre processus habituel de création?


L’hiver dernier, il y a eu une résidence préparatoire au CCN de Montpellier pour expérimenter la relation avec la musique de chambre. Nous devions ensuite partir faire une résidence dans un lieu de « nouvelles technologies » aux États-Unis, mais Ola Maciejewska n’a pas obtenu son visa. Nous avons alors pris la décision de ne pas nous y rendre. Je ne peux pas oublier cet événement et il va certainement jouer un rôle dans notre future création : une Polonaise est refusée sur le territoire américain, alors que nous étions juste invités en résidence de création pour rêver et inventer, ça semblait incompatible… Par ailleurs, c’est la première fois en dix ans que nous avons pu répéter sur le plateau d’un théâtre : celui du T2G de Gennevilliers.


Dans vos projets, la placidité apparente des interprètes abrite une vie grouillante, un peu comme dans les tableaux de Bruegel, que vous citez. Comment travaillez-vous la présence de vos comédiens?


Mes comédiens obéissent à des consignes chorégraphiques de déplacements, respectent des rythmes de parole et ne jouent jamais en pensant à leurs personnages. C’est souvent la combinaison des corps, d’un milieu naturel et d’un rythme de l’action qui produit la compassion, le rire, la tristesse ou la mélancolie. Je crois que le côté paisible, placide, des protagonistes de mes pièces donne de la place au spectateur pour mieux se mettre à l’intérieur des choses.


L’Effet de Serge, La Mélancolie des dragons et Big Bang sont trois spectacles dans lesquels l’art comme pratique amateur est une question de survie. Est-il devenu une espèce en voie de disparition dans Swamp Club?


Dans mes spectacles, j’essaie toujours de mettre en scène une liberté individuelle qui peut sembler dérisoire et qui s’exprime dans la pratique amateur de l’art. Si je m’intéresse à ces pratiques, c’est parce que les amateurs y consacrent du temps, sans pour autant avoir besoin d’en vivre. C’est plutôt par passion, comme un hobby. J’ai connu des gens qui avaient des doubles vies incroyables : heureusement, l’humain ne se résume pas à une facette ou à un métier ! Cela a aussi pour moi une résonance politique : ces jardins intérieurs échappent au système et donnent de l’espoir, dans une société qui érige, hélas, en normes des valeurs de profit et de rentabilité.

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