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: Entretien avec Gaël Baron, Nicolas Bouchaud, Charlotte Clamens, Valérie Dréville, Jean-François Sivadier

Pourquoi mettre en scène collectivement Partage de midi ?


Nicolas Bouchaud : Le désir de signer une mise en scène collective ne correspond pas à une volonté de nier le rôle du metteur en scène, ni de dire qu’il n’y aura pas une mise en scène du Partage de midi. En revanche, le projet, par sa nature même, interroge forcément les places respectives du metteur en scène, de l’acteur, du créateur lumière, du scénographe, des producteurs… La place du metteur en scène est hégémonique depuis de nombreuses années. On lui demande tout : bâtir un projet, chercher de l’argent, garantir le sens de ce projet, avoir une lecture pertinente de la pièce, réunir de bons acteurs et les diriger le mieux possible. C’est beaucoup. Cette place centrale du metteur en scène est aussi le résultat d’un certain fonctionnement des institutions culturelles. Parler d’une mise en scène collective a, pour nous, un sens précis. Il s’agit de donner à chacun une plus grande part de liberté dans l’élaboration du projet et aussi la responsabilité d’assumer pour chacun d’entre nous le sens de la proposition artistique. Comment réfléchir ensemble, comment rêver ensemble, en respectant le point de vue et le rêve de chacun, sans chercher à tout prix le consensus ? Donc, le collectif ne nie pas la place et la position singulière de chacun, au contraire, il nous pousse à l’affirmer, mais toujours dans un partage avec l’autre. Le “Partage”, c’est le premier mot qui nous réunit tous. Le théâtre, par essence, est un art collectif. C’est, pour reprendre l’expression de Maurice Blanchot, “une communauté inavouable”, c’est-à-dire une communauté éphémère mais dont l’existence même peut devenir une force, une puissance et une résistance joyeuse face à ce que la société nous propose, c’est-à-dire beaucoup de solitude, d’esseulement, d’individualisme… On peut imaginer cette communauté comme une sorte de service public poétique, avec l’art comme véritable horizon utopique. L’art considéré avant tout comme le propagateur d’une pensée, d’une philosophie sensible, le lieu où selon le mot de Galilée : “Penser devient l’un des plus grands divertissements de l’espèce humaine.”
Un horizon utopique où l’art serait donc autre chose qu’une pratique devant répondre à une demande de rentabilité. Ce n’est pas un hasard si tous les cinq nous avons travaillé avec Antoine Vitez ou Didier-Georges Gabily. Tous deux ont été avant tout de grands pédagogues. Leur profession de foi s’est toujours essentiellement fondée sur l’acteur. Ils ont développé au sein de leurs ateliers respectifs, une pratique poétique de l’acteur afin qu’elle génère une poétique du plateau. Une pédagogie où l’acte de jouer ne se mesurait jamais à l’aune de ce qui était “bien joué” ou “mal joué” mais toujours à l’aune de la prise de risque de chacun des acteurs. Ils privilégiaient le geste plutôt que le résultat ; la recherche que peut faire un acteur pour retrouver le geste poétique de l’auteur, dans une perspective toujours plus vaste que celle du rôle. Un des enjeux de notre travail sur Partage de midi sera pour nous, de continuer à interroger la pratique de l’acteur dans ce qu’elle peut avoir d’unique, d’original, de fondamental pour le travail théâtral. Comment cette pratique peut rendre au théâtre toute sa part d’inventivité. Manière aussi pour nous de continuer ce partage avec Vitez et Gabily. Pour eux, comme pour nous aujourd’hui, Claudel est un auteur fondateur. On trouve dans la langue si particulière de Claudel, quelque chose qui ressemble toujours à un défi lancé aux acteurs. L’écriture devient un acte illocutoire dans la mesure où l’énonciation même de la phrase constitue un acte. Une conséquence dramaturgique de l’illocutoire c’est qu’on ne peut plus se servir de la langue, de la phrase, ou du mot comme des vecteurs de la communication ; la parole cesse d’apparaître comme l’image d’un acte, elle est cet acte. Cette force de la parole claudélienne est un moteur de jeu extraordinaire pour l’acteur. Chez Claudel l’écriture appelle le jeu, c’est en cela qu’elle est profondément ludique.
Valérie Dréville : Il faut insister sur cet accord qui va obligatoirement nous unir sans l’aide d’un metteur en scène. Nous allons être des partenaires entre lesquels il va se passer des choses qui peut-être n’existeraient pas dans la vie, même dans les plus grandes histoires d’amour. Je pense qu’il y a quelque chose de très particulier qui doit se passer entre nous et sur lequel Claudel compte beaucoup en écrivant son texte. Il faut un accord exceptionnel et profond qui va nous permettre de jouer la pièce dans les contradictions et dans les oppositions qu’elle contient. Il doit y avoir conflit, mais pas lutte entre nous, un conflit d’idées. Notre réunion est passionnante pour cela et les premières séances de travail sont très prometteuses.


Votre groupe s’est constitué autour du Partage de midi. Il n’existait pas avant ?


Charlotte Clamens : Non ce groupe est nouveau et nous ne pouvons pas nous servir d’un modèle déjà existant pour organiser notre travail. Nous découvrirons notre propre fonctionnement au fur et à mesure des répétitions, ce qui est très excitant. Ce qui nous est commun, c’est la confiance absolue que nous avons les uns dans les autres. En ce qui me concerne, c’est la première fois que je ne jouerai pas dans un projet auquel je participe. Je pense que la justification de notre choix se trouve dans Claudel lui-même qui dit ne pouvoir écrire cette histoire que pour le théâtre, parce que c’est le seul endroit où on peut y voir l’âme. Pour lui, les acteurs peuvent remplir ce rôle de montreur d’âme. Nos expériences précédentes nous ont amenés à comprendre que nous partagions le même désir car même si nous n’avons pas tous travaillé ensemble, nous nous connaissons très bien et depuis longtemps.
V.D. : Nous ne sommes pas un collectif d’acteurs ayant travaillé ensemble depuis longtemps mais à travers nos expériences croisées avec Gabily, Vitez ou Régy nous étions un collectif virtuel sans le savoir. Nous ne nous sommes pas trouvés mais retrouvés.


C’est après avoir choisi Partage de midi que vous avez eu envie de développer ce projet collectif ou est-ce parce que vous aviez ces désirs que vous avez choisi Partage de midi ?


Jean François Sivadier : Nous avions ce désir et nous pouvons le réaliser avec Partage de midi. Nous n’aurions pas pu le faire avec Shakespeare ou Racine. Si on analyse bien la pièce de Claudel, on constate qu’il ne cherche jamais à représenter une histoire qu’il a vécue mais qu’il veut mettre des mots, de la poésie, sur une histoire qu’il est en train de vivre et qui est déterminante pour toute son oeuvre. Il vide l’espace du théâtre (juste un pont de bateau) pour appeler la voix et le corps de l’acteur, ce qui est révolutionnaire en 1905. Il met l’acteur au centre du plateau pour toucher une part infinie de ce qui le préoccupait au théâtre. Nous ne voulons pas partir dans la représentation d’une fable dont le centre serait une magnifique histoire d’amour mais nous voulons inviter le public à partager avec nous cette expérience que Claudel fait avec la langue. Il met en jeu une force vitale, parfaitement inutile et inefficace, qui n’est pas faite pour communiquer mais pour échanger une parole. Avec ce texte incroyable, avec ces scènes qui débordent énormément au-delà de la raison, on apprend à jouir d’un temps théâtral autre qui se situe au-delà de la fable et de la narration.
N.B. : C’est encore plus évident dans la version que nous avons choisie, la première de 1905, que Claudel écrit sans distance par rapport à sa propre aventure existentielle. Il subsiste dans cette version une part d’inconscience beaucoup plus forte que dans la version de 1948, destinée à donner un sens moral et théologique à sa propre histoire.
V.D. : La version de 1905 est écrite pour se libérer de cette histoire d’amour douloureuse, pour se guérir. Celle de 1948 correspond à un moment où il a désacralisé son rapport à cette femme qu’il a aimée à la folie. Il y a comme une gêne par rapport à la première version. Cela étant, Antoine Vitez aimait beaucoup les versions dites “tripatouillées” car il y voyait la difficile relation entre le poète et son oeuvre….


Vous pensez tenir compte quand même de l’aspect autobiographique de la pièce que l’auteur revendique publiquement dans sa préface ?


N.B. : Le projet autobiographique dans Partage de midi est inséparable de son écriture. Le drame est écrit pour être autobiographique. Il est passionnant de voir comment Claudel “tricote” à la fois son texte dramatique et son texte vécu. Il écrit Partage de midi avec le sentiment d’écrire sa propre vie. Pour épouser ce geste si particulier et si intime de l’écriture, nous nous demandons comment nous aussi, nous pouvons travailler avec nos propres biographies. C’est une façon de confronter le geste poétique de Claudel avec notre pratique d’acteur. Depuis des années, nos expériences théâtrales sont, d’une certaine façon, inséparables de nos vies. Qu’avons-nous vécu sur les plateaux de théâtre sinon des expériences existentielles qui désormais nous constituent ; et inversement, qu’avons-nous apporté de nous-mêmes et de notre vie à chaque spectacle ? Il y a aussi une autre partie de la biographie de Claudel dont on parle rarement à propos de Partage de midi. Cette histoire se déroule en pleine guerre coloniale, au moment de la révolte des Boxers qui voit le massacre des Européens. Quel rôle la situation chinoise a-t-elle joué dans le drame intérieur que vit Claudel à cet instant ? Cet événement historique, présent en filigrane tout au long de la pièce, est d’une importance considérable. Il crée une situation de danger et de tension permanente pour les personnages. C’est ce danger qui exacerbe la passion et qui exalte le désir.
Gaël Baron : Le départ du mari est dû à une volonté de coloniser une partie de la Chine qui n’a pas encore subi le poids de l’Europe conquérante et que Claudel, en tant que Consul de France, a encouragée. Les amants deviennent libres après ce départ.
N.B. : Partage de midi s’écrit en marge de Connaissance de l’Est, recueil de poèmes où Claudel dit tout son amour pour la Chine dans un double mouvement de contemplation et de possession. Mais l’Asie n’est pas seulement pour lui une patrie poétique ; en tant que fonctionnaire des Affaires étrangères, Claudel était plus persuadé que quiconque que l’Europe ruinait la Chine, particulièrement par le monopole des douanes. Claudel se retrouve donc dans une contradiction évidente entre son amour pour la Chine et son devoir de consul qui, dans la perspective de politique coloniale européenne, doit soumettre les Chinois.


Claudel dit qu’un monde sans inégalité et sans injustice est un “monde qui s’ennuie” et qui n’est pas intéressant. N’est ce pas pour cela que Partage de midi est possible ?


J.F.S : Ce qui est juste, équilibré et mesuré n’a aucune place dans l’univers de Claudel, les personnages sont loin d’être des héros irréprochables. L’amour, la passion, la conquête sont toujours liés à la destruction et au chaos et d’ailleurs dans Partage de Midi, le désir de posséder une femme se confond souvent avec celui de posséder un pays, un peuple, le monde.
G.B. : Il y a de la haine dans ce rapport amoureux, dès la première rencontre à laquelle on n’assiste pas. Ysé est en pleurs à ce moment-là.


Comment voyez-vous la part “religieuse” de l’oeuvre, en particulier ce combat entre la vocation religieuse et l’appel de la chair dont parle Claudel dans sa préface de 1948 ?


V.D. : Claudel a pris des notes sur un auteur russe, un de ses contemporains, Vladimir Soloviev dont j’ai lu Le Sens de l’Amour. Il me semble que le point de vue de Claudel et le point de vue orthodoxe sur ce sujet sont très proches, en tout cas en 1905. Soloviev dit que la seule alternative à l’égoïsme intrinsèque à tout être humain c’est l’amour. Il écrit que l’égoïsme n’affirme pas tant soi-même, qu’il nie l’autre et que l’amour est le seul moyen pour élargir les limites de l’être humain à ce qu’il ne connaît pas, c'est-à-dire l’autre. C’est ainsi que je vois le conflit dont vous parlez ; Claudel ne peut trouver l’infini qu’il porte en lui que dans la rencontre avec l’autre. Antoine Vitez reprenait une phrase du journal de Claudel pour définir Partage de midi : “Il faut fendre la muraille du coeur humain.” Dans la pièce, il y a une formidable aspiration à briser les limites, celles du monde, celles du corps et celles de l’âme.
C.C. : Alors le pêché ne serait pas tant l’adultère que de ne pas aimer. La tiédeur morale serait pire que la passion immorale.
V.D. : On rejoint ici La Divine Comédie où le premier cercle de l’enfer est peuplé d’anges qui n’ont pas choisi entre Dieu et Lucifer. Ils sont dans une sorte de non-lieu et supportent une souffrance épouvantable.
J.F.S. : Quand Claudel va à l’abbaye de Ligugé, il y va pour combler un manque, de la même façon que Mesa va vers Ysé.


Il n’y a pas que l’adultère dont il est question dans Partage de midi, il y a aussi la passion amoureuse…


N.B. : La passion amoureuse dans Partage de midi se transforme en mythe de l’amour impossible. Il est passionnant de voir à nouveau, comment Claudel transfigure sa propre histoire d’adultère avec Rose Vetch et l’élève au rang d’un mythe, digne de Tristan et Yseult. Comme dans ce mythe fondateur, l’amour impossible exprime le fait obscur et inavouable que la passion est liée à la mort. La passion amoureuse est aussi révolutionnaire parce qu’elle transgresse tous nos codes moraux. Notre raison la condamne mais nous chérissons ce malheur !
G.B. : Avec Claudel, elle se consomme quand même.
C.C. : Oui mais Mesa ne peut pas obtenir plus que le corps d’Ysé. Il ne peut avoir son âme.
G.B. : Peut-être que la version de 1905 pose plus de questions sur ce sujet que la version de 1948 qui semble donner des solutions, peut-être est-elle plus sincère ?
V.D. : La passion amoureuse nous met au coeur d’une contradiction entre le pêché et l’innocence, une innocence qui ne peut pas se réaliser sur terre. Il y a un paradoxe qui ne peut pas se résoudre. La passion charnelle met aussi en contact avec le divin.


Doit-on respecter les intentions de l’auteur quand on met en scène Partage de midi ?


C.C. : On doit mettre en scène ses questionnements car c’est ce qui reste essentiel aujourd’hui. C’est ce qu’il a écrit qui est important puisque ses paroles nous troublent encore. Ce qu’il a voulu dire lui appartient.


Valérie Dréville, dans une rencontre avec le public avignonnais, vous avez dit que jouer Claudel c’était d’abord “réapprendre à dire sa propre langue”. En quoi cela consiste-t-il ?


V.D. : En se souvenant du choc que Claudel a eu à la lecture de Rimbaud, on peut affirmer qu’en écrivant il “fait” quelque chose à la langue. Le théâtre nous permet de réinventer la langue en étant fidèle à l’écriture. Vitez affirmait que Claudel n’est pas si éloigné que ça dans ses écrits de la façon dont on parle. Il ne fait pas du naturalisme et donc il faut aller chercher ce naturel dans les profondeurs du texte. Ce n’est pas donné immédiatement mais on le trouve grâce à la versification et à l’unité du souffle. Si on s’attache à tenir cette unité pour chaque vers et à garder le rythme de la respiration, on a des éléments pour trouver l’émotion contenue dans le vers.
N.B. : D’ordinaire, la langue est un instrument du sens. Elle représente une chose au sens propre comme au sens figuré. Claudel transforme tout usage significatif ou symbolique de la langue en un usage intensif : il fait vibrer la langue. Lui-même explique par exemple, qu’il ne fait aucune différence entre le sens et le son d’un mot. Cette écriture, arrachée au sens, ne trouve sa direction que dans une accentuation du mot, une inflexion de la phrase, dans un usage purement intensif de la langue, exactement comme font les enfants qui répètent un mot dont le sens n’est que vaguement pressenti pour faire vibrer le mot sur lui-même. Le langage cesse d’être représentatif pour tendre vers ses extrêmes ou ses limites. Quand je jouais L’Otage, j’étais toujours surpris d’entendre les gens rire sur des répliques pas drôles du tout. Le public ne riait pas parce que c’était comique, il riait parce que la phrase, la syntaxe, l’agencement des mots, lui procuraient une sensation physique. Il y a une autre chose dans l’écriture de Claudel comme dans le théâtre grec qu’il a beaucoup admiré, c’est le conflit des idées qui fait dire à chaque personnage : je sais regarder le monde comme une question. “Qu’est-ce que ça veut dire ?”, c’est la question de Mallarmé dont Claudel disait qu’elle l’avait guidé toute sa vie. Il y a chez lui la passion de comprendre et dans son théâtre, la volonté d’interroger le monde… avec sa bouche.


Claudel est-il un auteur lyrique ?


J.F.S : Oui, et on connaît la passion de Claudel pour la musique mais dès qu’on pense lyrisme, on imagine quelque chose déconnecté du réel, abstrait et complaisant, or le jeu avec la “tentation de la musique” dans le poème de Claudel se construit avec un vocabulaire et une syntaxe extrêmement concrets parfois naïfs, des images et un sens toujours précis. La poésie dans Partage de midi n’est jamais contemplative mais brute, charnelle, triviale, organique, dérangeante. Jouer avec le lyrisme, c’est simplement éprouver l’instant où on pourrait presque chanter ce qu’on ne peut plus dire.


Claudel est il un auteur classique ?


J.F.S : Ce qui me semble définitivement moderne chez Claudel c’est l’audace de l’expérience littéraire, poétique, qui fait de la parole le centre de tout et non pas seulement l’outil de la représentation d’une fable. Il y a toujours quelque chose d’irreprésentable dans le théâtre de Claudel. Gabily disait “au théâtre la langue ne sert à rien mais tout doit servir la langue”, ce qui veut dire qu’aucun décor, aucune psychologie ne vaut l’espace contenu dans la parole.
V.D. : Quelque part il est inévitable que Claudel soit devenu un classique ou puisse être considéré comme un classique, c’est dans l’ordre des choses. Mais je suis persuadée que si l’on touche à cette langue telle qu’elle “est” vraiment, ça provoque des réactions passionnelles et violentes parce que la langue, c’est l’endroit où l’on se reconnaît et où l’information de communication passe même dans les intonations. Si l’on ne retrouve pas cela nous sommes dans une béance, un vide. À cet endroit là, il n’est plus classique mais encore révolutionnaire.
J.F.S : Peut-être avons-nous trop souvent peur de la langue, nous acteurs, sur les plateaux. Il y aurait comme une impudeur à prendre la parole peut-être parce qu’il y a des endroits que l’on ne peut pas contrôler dans la langue. Dans le cas de Claudel, il y a un champ illimité de forces incontrôlables qui peut faire sortir le théâtre de ses cadres traditionnels. Pour découvrir sa langue, il faut peut-être ne plus la reconnaître.


Claudel disait qu’au théâtre il ne s’agit pas de comprendre mais “de perdre connaissance”. Est-ce valable pour Partage de midi ?


J.F.S : Perdre pied, perdre connaissance est ce à quoi Claudel semble toujours inviter l’acteur et le metteur en scène pour explorer ce territoire au-delà de la raison. Le souffle de la langue tend à épuiser l’acteur comme si le sens ne pouvait apparaître qu’au-delà de l’épuisement du corps et de l’intellect.


Sa pièce est géographiquement très bien située ?


J.F.S. : Les trois lieux où se déroulent les trois actes sont en rapport constant avec un monde plus vaste que celui dans lequel ils sont situés, en particulier le bateau qui est un lieu d’enfermement situé hors du monde et le cimetière où les hommes sont vivants et morts à la fois. Le pont du bateau ressemble d’ailleurs terriblement à un plateau de théâtre et c’est sans doute pour cela que tout y est possible.
C.C. : Il faut lire les didascalies pour voir à quel point il y a un univers qui dépasse la simple description des lieux.


Pourquoi avez-vous choisi la Carrière de Boulbon pour jouer Partage de midi ?


J.F.S : C’est un lieu aussi sauvage, violent, sans repères, hors du monde que les trois lieux décrits dans la pièce. Et puis un spectacle dans la Carrière de Boulbon tient toujours un peu de l’interdit, de la cérémonie clandestine.
N.B. : Parce que c’est une pièce qui est constamment liée avec les éléments, terre, mer, feu… Il y aura donc une dimension supplémentaire si nous jouons en plein air. Le lieu appartiendra aussi au spectacle.
C.C. : Parce qu’il y a tout un chemin à parcourir pour arriver dans ce lieu à l’écart de tout, mystérieux, où l’on peut convoquer le public pour une fête surprenante.
V.D. : La Carrière, c’est aussi le vide alentour qui permet peut-être d’être au plus près des personnages et de leurs questionnements.
J.F.S. : On a aussi le sentiment, vrai ou faux, que dans un lieu pareil ni les acteurs ni le metteur en scène ne peuvent tricher.


Vous avez tous une expérience prolongée avec le Festival d’Avignon. Que représente-t-il pour vous ?


J.F.S : Une rencontre avec un public affamé de sens, de plaisir de pensée, qui vient interroger comme pour la première fois son désir de spectateur et la spécificité, la nature unique de cet échange qui n’a lieu qu’au théâtre.
N.B. : Un dialogue possible avec les spectateurs puisqu’ils sont dans la ville comme les acteurs et que les croisements sont extrêmement faciles, sans compter les rencontres officielles comme celles organisées par les CEMÉA… Uniques et passionnantes.
Lorsque nous partons un an en tournée dans toute la France, il est très difficile de croiser le public après le spectacle. Avignon, c’est aussi un lieu qui pour moi a rapport avec l’enfance, sans doute parce que j’y ai ressenti mes premières émotions fortes de spectateur. Cette position de spectateur émerveillé c’est une chose que je n’oublie jamais quand je joue.
V.D. : À Avignon, il y a une nécessité de théâtre tant pour les acteurs que pour les spectateurs. Même si cela peut atteindre un certain paroxysme, c’est la preuve d’un théâtre vivant et désiré.


Propos recueillis par Jean-François Perrier en février 2008

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