Non, moi, je ne peux rien voir de ce qui est arrivé. Les choses visibles, les nouvelles maisons détournent ce qui a été, exactement comme le font les journaux et les conversations quotidiennes. Tout paraît « temporellement neutre », c'est-à-dire que tout a l’air d’avoir été comme ça de toute éternité ; le présent se camoufle en « ce qui a toujours été tel ». L’histoire est falsifiée vers l’amont et ce par l’histoire elle-même car, après tout, la reconstruction est aussi de l’histoire.

Lorsque je flâne dans les rues de la ville il n’y a pour moi que « ça » et « eux ». Je ne trouve pas d’autres expressions pour cela. « Ça », c’est ce qui est arrivé voici treize ans aujourd’hui ; « eux », ce sont les 200 000 morts couchés au-dessous de moi ; ce Pompéi fait par les hommes et à peine fouillé.

Mais la moindre chose n’est visible ni du « ça » ni « d’eux ».
Pour le « vivre », on est livré à soi-même ; à la faculté de réaliser sans cesse l’équation : « C’est ici que… ».
Il faut donc, à chaque minute, se rappeler soi-même à l’ordre.

Le sentiment qui convient ici n’est assurément pas dicté par la perception. Mais par le savoir.

La condition morale de la vérité est aujourd’hui la représentation.

Quel renversement de la situation normale ! Des faits qui ne se donnent « comme eux-mêmes » qu’à travers la représentation ?

Ce qui est requis par conséquent est la discipline du « y penser tout le temps », « ne pas renoncer », discipline qui ne se laisse troubler ni dévier par aucune perception »

Günther ANDERS.
L’Homme sur le Pont – HIROSHIMA EST PARTOUT. Journal 1958