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NO83 Kuidas seletada pilte surnud jänesele (Comment expliquer des tableaux à un lièvre mort)


: “Utopique – c’est-à-dire politique”

NO83 n’est pas un spectacle “sur” Beuys. Comme son numéro d’ordre l’indique, il n’est qu’une étape parmi d’autres, particulièrement vive, drôle et culottée, d’ un projet de longue haleine et d’ailleurs en partie imprévisible, comme tout projet artistique réellement vivant. En choisissant d’intituler leur nouvel opus “Comment expliquer des tableaux à un lièvre mort”, en mêlant danses, sketches, fausses improvisations et vraies provocations, Tiit Ojasoo et Ene-Liis Semper, cofondateurs en 2004 du Theatre NO99 basé à Tallinn, en Estonie, n’ont pas voulu rendre hommage à l’inventeur du concept de “sculpture sociale” ni reproduire sa démarche. D’ailleurs, comment le pourrait-on ? Beuys est l’un des créateurs qui auront le plus fait, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, pour conduire encore plus loin l’entreprise de remise en cause radicale de toutes les catégories esthétiques reçues, telle qu’elle fut inaugurée par Marcel Duchamp. Dans son oeuvre-vie, la matérialité du travail artistique achève d’être ébranlée et ses limites traditionnelles subverties. Comme un défi lancé aux conceptions muséographiques traditionnelles, l’ “objet d’art” peut désormais s’élaborer sous forme évanouissante : à l’éternité supposée des matériaux “nobles” peut se substituer la fragilité, l’instabilité temporelle et spatiale du feutre ou de la graisse animale manipulés au cours de performances uniques. L’organique cesse d’être représenté pour être simplement présenté : sang, poils, cheveux, rognures d’ongles incorporent les tissus mêmes de l’artiste à la texture de son travail. Et il arrive que cet artiste, s’exhibant lui-même, ne paraisse plus faire la distinction entre les couches les plus profondes et intimes – archaïques, présubjectives, voire animales – de son être, et les dimensions plus ironiques, artificieuses ou histrioniques de la personne qu’il peut être amené à assumer. Beuys se prenait-il lui-même pour une sorte de chaman ? Acceptait-il sans plus qu’on projette sur lui un tel rôle, en tant qu’élément de son intervention dans le champ social ? Etait-ce naïveté chez lui, complaisance, rouerie, conviction ? Sur quel pied un tel créateur prétend-il donc nous faire danser ?


Courant mai 1969, à l’Experimenta de Francfort, Beuys présenta une action intitulée Iphigénie/Titus Andronicus, qui faisait intervenir, outre des extraits des oeuvres de Goethe et de Shakespeare, un cheval blanc. Peter Handke se trouvait dans l’assistance. Quelques semaines plus tard, le 13 juin, le dramaturge autrichien revint sur ses impressions de spectateur dans le quotidien Die Zeit. “Un point doit être absolument clair : plus les événements sur la scène sont présentés de façon distancée et hermétique, plus la relation que peut faire le spectateur entre ces créations abstraites et sa propre situation dans la vie extérieure est claire et rationnelle (…). Beuys, au lieu de s’en tenir à un comportement uniquement lointain et hermétique, réagissait de temps en temps aux mouvements du public avec trivialité : par exemple lorsque le cheval urinait et que le public applaudissait, il applaudissait en retour. Ses mouvements, sa façon de s’agenouiller et celle, superbement non professionnelle, de réciter les vers : tout cela aurait dû être bien plus rigoureux, plus désespérément illusoire . Mais plus l’événement recule dans le temps, plus inessentiels deviennent ces écarts, plus irrésistiblement le cheval, l’homme faisant le tour de scène, et les voix des haut-parleurs se fondent dans une image que l’on pourrait appeler archétype idéal (Wunschbild). Rétrospectivement, tout cela semble s’être imprimé dans la vie de chacun, telle une image qui n’inspire pas seulement nostalgie mais volonté de travailler soi-même sur de semblables images ; car cela ne commence d’opérer en soi qu’à titre de modèle à imiter. Et une sérénité exaltée submerge celui qui y pense : cela met en action ; c’est si douloureusement beau que cela devient utopique – c’est-à-dire politique.”


Comme on voit, Handke n’a pas adhéré sans réserve à ce qu’il a vu. Mais ce qui s’est passé vaut moins par l’événement même que par les traces qu’il aura déposées en chaque mémoire singulière, comme autant de secrets. L’acte, dans son sillage, laisse une image qui est aussi désir et aspiration à d’autres images, d’autres travaux. Reproduire Beuys, le traiter en auteur du répertoire, n’aurait donc pas grand sens. La “sculpture sociale” ne se prête guère à l’académisme. Pour cette discipline (si tant est que ce terme ait ici un sens), le danger serait plutôt de succomber à un certain étiolement. Comment les artistes contemporains font-ils pour échapper au risque d’être enfermés dans leur chapelle – et peu importe ici le nombre de ceux qui viennent les y adorer ? A l’heure où les avant-gardes, toutes autant qu’elles sont, se voient promues au rang de biens culturels acquis (il suffit au cas par cas d’ajouter un chapitre, ou quelques lignes, à la fin d’un manuel d’histoire de l’art), et à une époque où l’économie semble seule dicter les urgences qui comptent réellement, en quoi l’art – ou l’anti-art, d’ailleurs – a-t-il encore la moindre importance ? Comme l’écrit Catherine Millet, précisément à propos de Beuys, “une partie de l’art contemporain (…) montre (…) ce qui subsiste en l’homme d’archaïsmes irréductibles” ; or, ajoute-t-elle, “l’art contemporain est un lieu de liberté surveillée où ces archaïsmes s’expriment, et où, parce que l’abolition de la frontière entre l’art et la vie n’est pas encore totale, ils s’expriment sans trop de risque de passage à l’acte. La question est : des oeuvres ainsi produites sont-elles plus que des symptômes ?” Terrible question, en effet – que vaut une liberté ainsi “surveillée” ? Ce que l’art contemporain a gagné en audience, en reconnaissance officielle, voire en confort, de quel prix doit-il le payer ? Alors qu’il s’est longtemps nourri de provocations et de conflits ouverts avec les autorités (qu’on se rappelle le scandale causé par l’expulsion de Beuys de son poste à l’Académie de Düsseldorf), le voici aujourd’hui célébré, mis en vitrine dans le monde entier. Mais le champ social, le champ politique en sontils réellement affectés ? Et à tout prendre, doivent-ils l’être ?...


La liberté ne cesse jamais de devoir être reconquise contre tout ce qui la surveille ou la séduit. Or cette reconquête, comme l’affirmait déjà Handke, ne peut se faire sans nous – nous, les spectateurs auquels les artistes destinent leur “travail sur l’image” (dans la langue de Beuys et de Handke, l’image se dit Bild – et la culture, Bildung). Spectateurs à distance d’un tel travail, Ojasoo et Semper nous proposent le leur, chargé d’images faites pour relancer la réflexion, de Tallinn à Paris. Depuis les années 70, “les avant-gardes”, pour citer une dernière fois Catherine Millet, “recherchent, imposent” ce qu’elle appelle une “collusion / collision du public avec l’oeuvre”. Le théâtre, ici, ne fait pas exception : avec NO83, les questions de l’art se posent à nouveau aujourd’hui, devant tous, pour tous – avec humour et vitalité.

Daniel Loayza

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